Discours du premier ministre, Monsieur René Lévesque, à l’Institut d’administration publique, le 24 novembre 1981

Madame la Présidente, Monsieur Poulain,

Je vous remercie beaucoup. Vous m’avez rafraîchi la mémoire, même si je pense ne pas être venu ici pour faire des notations, en me rappelant trois choses qui doivent aller de soi: l’efficacité, l’intégrité ou l’honnêteté puis l’humanité. Je dirais là-dessus, très brièvement, car ce n’est pas tout à fait le sujet dont je voulais traiter, que je pense que nous avons fait, tous ensemble, un effort respectable et que cet effort-là n’aurait pas été possible sans la coopération que nous avons reçue tout le long du chemin de la plupart des principaux responsables de l’administration.

Mais comme je le disais il y a quelques jours, dans le discours inaugural, je pense que le moment est venu de renouveler nos voeux à cet égard. C’est évidemment vrai pour un gouvernement qui amorce un deuxième mandat. C’est tout aussi vrai pour n’importe quelle carrière qui se donne des critères de cette importance, surtout à un moment et dans un contexte qui est de plus en plus difficile. Tous et chacun nous y sommes obligés.

Maintenant, tout ce que j’espère en entamant ma brève allocution c’est qu’à la fin je n’aurai pas plus de « chou » que le secrétaire du Conseil du Trésor n’en a reçu tout à l’heure. Je me contenterai de cela. Mais le temps presse quelque peu, pour vous, il faut prévoir le retour à vos bureaux et à vos responsabilités, pour moi, le retour à cette volupté quotidienne qu’est la période des questions… Si vous le permettez, et je pense d’ailleurs que vous en serez soulagés, je vais me priver d’un trop long préambule et dire tout simplement que lorsque monsieur Fortin, le vice-président de l’Institut, m’a appris en même temps qu’il me transmettait son invitation que votre thème cette année était: « l’Administration Publique des années 80 » et bien j’ai accepté d’emblée parce que ça rejoint très précisément ce qui est – veut, veut pas – une des préoccupations les plus actuelles.

Le premier de ces facteurs est d’ordre psychologique. Pendant la longue période de monsieur Duplessis, avec sa façon de faire les choses – avec tout ce que ça véhiculait de folklorique aussi – on avait réservé une espèce de portion congrue au secteur public. En fait, alors, ce secteur public était jusqu’à un certain point du genre : « sois beau et tais-toi », presqu’inexistant, pas reconnu en tout cas comme il doit l’être dans une société moderne. Alors, il y a eu une sorte de pression de la société. Il fallait se donner un État, une armature d’État. Cette pression est le premier facteur favorable qui a propulsé le secteur public de l’avant.

Deuxièmement, il y a eu grosso modo jusqu’en 1974 – jusqu’au premier choc pétrolier – une augmentation plus rapide que jamais de la richesse collective. L’enrichissement a été, si on utilise le PNB comme mesure – ça vaut ce que ça vaut, mais c’est tout de même un repère traditionnel utile – d’une croissance de 5% par année en moyenne ; depuis 1975, cette augmentation du PNB atteint à peine 2% par an, je pense. Donc, en gros, il y a une chute depuis 1974-75 alors que pendant la course en avant, c’était l’expansion, la croissance. C’est dire qu’il y avait un enrichissement constant et à même lequel nous pouvions toujours aller puiser des ressources.

Et puis, troisièmement, il y a eu aussi, à la même époque, l’augmentation de la part relative de l’État, de la part que l’État vient chercher dans le gâteau collectif ; c’est un phénomène qui a été vécu dans toutes les sociétés avancées du monde occidental mais cela s’est fait plus vite chez nous. Ainsi, la part de l’État est passée de 27% qu’elle était en 1962, à 46% en 1980. C’est quelque chose, 20% d’augmentation de cet appétit qui apparaissait légitime à tout le monde, d’un appétit de plus en plus insatiable – il faut bien le dire – de l’État, de l’ensemble du secteur public et parapublic. Il y avait cette pression de la demande pour un rattrapage de toutes les nostalgies qu’il s’agissait d’essayer, jusqu’à un certain point, d’assouvir.

Mais, tout de même, en passant de 27% à 46%, la part de l’État a presque doublé. Ces trois facteurs expliquent pourquoi il a été possible de multiplier par dix les budgets de l’État en quinze ans, de doubler les effectifs de la fonction publique, d’augmenter de façon presque incalculable le nombre des programmes gouvernementaux. Ils expliquent aussi, et il faut en tenir compte pour voir où nous en sommes, qu’on ait pu faire en sorte que les travailleurs du secteur public – et je prends ce terme au sens très large qui inclut tous les réseaux aussi bien que la fonction publique elle-même – ne soient pas laissés loin derrière le secteur privé, comme c’était le cas a la fin des années 1950, sans cette considération concrète et réelle qui seule peut faire un appareil d’État qui se respecte lui-même et puisse vraiment avoir la dignité essentielle à son rôle.

Mais, pendant ces quinze années, à partir de 1960, tout a changé et c’est à ce moment-là, je pense, que beaucoup de gens ont commencé à dire, en faisant des pressions pour que le mouvement dure, que l’État devait être « la locomotive » de la société en matière de salaires, d’avancement, de sécurité d’emploi, etc… Je me souviens de cette expression de « locomotive », on l’a employé souvent et surtout à partir du moment où on a commencé à avoir des doutes sur la possibilité de maintenir un rythme de progression pareil ! Admettons maintenant une chose, et s’y refuser serait faire l’autruche: depuis le détour des années 1974-75, ces facteurs favorables ont été renversés. Je laisse l’image de la locomotive pour dire que le secteur public, l’ensemble de l’appareil de l’État, réseaux compris, ça peut devenir une sorte de tête tellement énorme que le corps qui la supporte, si on n’y fait pas attention, ne sera plus capable d’en porter le fardeau – et c’est ce qui arrive, jusqu’à un certain point.

Évidemment, tout le monde le sait, il n’y a plus personne qui voit exactement où on s’en va! Ca va devenir une sorte de folklore historique et ça a commencé avec le choc pétrolier, avec la première crise de l’énergie et celles qui ont suivi. Les politiques pour résoudre le problème ont l’air d’une sorte de panique où les économistes font figure de sorciers – on l’a toujours dit: c’est une science qui a beaucoup d’aspects artistiques dans sa pratique ! On se retrouve maintenant avec des politiques monétaristes, à cause de la contagion américaine, avec des politiques de bric et de broc qui, en partant des extrêmes finissent par se ramasser presque toujours dans une espèce de casse-gueule inévitable. C’est vrai aux États-Unis où la richesse collective parvient à peine à se maintenir quand elle ne diminue pas ; il suffit de voir comment ils se tortillent actuellement pour essayer de s’en sortir. C’est vrai dans le reste du Canada à l’exception, en gros, de l’Alberta. C’est vrai au Royaume-Uni, depuis deux ou trois ans, où c’est la faillite. Il y a des illusions ailleurs, l’espoir de trouver une recette magique… on passe à d’autres extrêmes pour s’apercevoir, après quelques mois, que les problèmes sont aussi durs que partout et qu’il n’y a pas de recette magique.

Alors la richesse collective a de la difficulté à croître, et elle en aura encore pour un bout de temps. Je ne pense pas qu’on retrouve bientôt ce genre de projection illimitée que nous avons déjà connue pleine d’illusion et sur laquelle nous avons vécu depuis une vingtaine d’années. La part de l’État a déjà atteint un niveau qu’on peut difficilement accroître maintenant sans risquer d’affaiblir, de gruger de façon vitale, le dynamisme de tout le secteur productif de l’économie auquel il est demandé de supporter tout le reste, sans lequel le reste, justement, n’existerait pas. Cette constatation prend toute sa force du fait que la production atteint des limites, que l’enrichissement n’augmente plus comme avant.

Puis, évidemment, nous avons comme Québec des complications additionnelles dues au régime où nous sommes. Il suffit de lire l’actualité budgétaire depuis quelque temps, de voir ce qui grenouille et ce qui est en effervescence à Halifax, encore aujourd’hui, pour comprendre que le fédéral a lancé une offensive à peu près sans précédent pour augmenter sa propre part du gâteau fiscal général du Canada. Du même coup, il ne s’est pas empêché d’affaiblir financièrement les provinces, tout le monde s’en rend compte, et c’est singulièrement vrai pour le Québec. Peu importe les motivations, c’est un fait.

Évidemment, nous ferons notre possible, de notre mieux – et c’est déjà commencé – pour faire valoir et reconnaître les besoins de l’économie du Québec et du Québec lui-même, dans ce régime où nous sommes, face au pouvoir central qui actionne les leviers. C’est aussi vrai pour d’autres provinces. Nous allons aussi utiliser tous les moyens pour stimuler l’économie, pour accroître notre développement économique – et ils sont terriblement limités ceux qui sont à la disposition d’un État provincial – car c’est ça qui porte tout le reste.

Mais même si nous réussissons à le faire tant bien que mal, et le mieux possible, il reste que le rythme d’expansion auquel les vingt dernières années nous ont habitué est révolu. Il faut apprendre à vivre, pour aussi loin qu’on puisse voir devant nous d’ailleurs, avec des ressources plus restreintes que dans le passé et qui ne pourront plus nous autoriser les illusions sur lesquelles nous avons un peu trop vécu déjà. Pour être honnête, il faut admettre entre nous que le rattrapage est, pour l’essentiel terminé et qu’il importe maintenant d’atteindre un rythme de croisière dans l’ensemble public et parapublic, y compris pour ceux dont les fonctions y sont greffées, comme par exemple les médecins. Il y avait un rattrapage à effectuer pour les médecins, c’est sûr. Ce n’est pas terminé puisqu’il y a encore une mauvaise répartition, entre autres choses. Il y a des régions qui hurlent à juste titre parce qu’elles n’ont pas les services auxquels elles ont droit. Mais il reste que, globalement, le nombre des médecins augmente huit fois plus vite que la population et voilà quelques années qu’il en est ainsi. Nous sommes à la veille de devenir les champions du monde pour le nombre de médecins par habitants, si ce n’est déjà fait. Il y a une limite, sinon nous allons devenir la « république médicale », comme d’autres dans le passé ont eu l’image de la « république des professeurs ». Il y a une limite. Ce seul exemple touche très directement des pourparlers qui sont en cours actuellement et, plus largement, toute une perspective d’avenir qu’il va falloir corriger, rectifier.

Cette situation générale, j’y reviens, qui nous met le nez sur des faits auxquels nous ne pouvons pas nous échapper, aura au moins deux types de conséquences pour la fonction publique. D’abord elle aura des conséquences très importantes sur la manière d’administrer les programmes, sur la gestion. Aussi, elle aura des conséquences importantes, préoccupantes à certains points de vue, sur les conditions de travail des fonctionnaires et des autres employés de l’État.

Pour ce qui est de la gestion, je n’aurai pas besoin de longs dessins, mais il faudra savoir les réaliser dans le concret et non pas seulement en paroles. Tous ensemble, nous faisons face au défi de devoir réussir une augmentation substantielle de productivité. C’est une notion « vif-argent », tout le monde s’amuse avec elle, nous avons un Institut de la Productivité qui, je pense, cherche encore des définitions. C’est facile de « chinoiser » et c’est facile de faire des arguties là-dessus et c’est surtout facile de se servir des arguties et des « chinoiseries » pour essayer de demeurer braqué sur ses habitudes. Je vous donne un exemple. Encore une fois je ne le choisis pas dans cette salle mais, d’une façon que j’espère moins barbare, il peut s’appliquer n’importe où. On vient d’avoir une grève absolument inqualifiable et qui, heureusement, n’a pas duré trop longtemps – mais, enfin, ça ne suffit pas de dire que ça n’a pas duré trop longtemps – dans un centre d’accueil pour jeunes déficients mentaux. Ces jeunes, on les a « sacrés » là puis on est allé dans la rue, en pleine convention collective. On aimait mieux agir ainsi, essayer de casser le « pattern », si vous voulez, plutôt que d’aller en arbitrage comme c’était prévu dans la convention. La question qui était au centre de cette grève – je simplifie – en était une de mobilité interne, professionnelle par-dessus le marché, si j’ai été bien informé. Ainsi, ce qui devrait être un devoir de conscience fondamental s’est retranché, barricadé derrière des habitudes et derrière une espèce de mesquinerie qui est devenue institutionnalisée dans certains milieux. On a donc préféré poser un geste profondément barbare, inqualifiable et « sacrer » là des gens qui sont parmi les plus sans défense de la société et se dire: « on va les classer »!

C’est, quant à moi, un exemple concret qui touche à cette notion de la productivité pour des gens qui se respectent et le gouvernement est convaincu qu’il est possible de continuer à offrir à la population le même niveau de service, sensiblement le même niveau – sans que rien d’essentiel ne soit enlevé, mais en y consacrant maintenant moins de ressources que lors de la période précédente, alors que tout était ouvert. Pour y arriver, évidemment, il faut éliminer le gaspillage et il y en a plein. On en voit tous les jours quand on se donne la peine de regarder autour de soi, on voit même des « quétaineries » parfois. Il y en a plein parce que les habitudes sont là, acquises. Pour éliminer le gaspillage, il faut obtenir le plein rendement, dans un monde imparfait, mais de tout le monde, et puis mettre en oeuvre des procédés de plus en plus efficaces.

Il y a des efforts qui sont entrepris dans certains ministères, j’en connais quelques-uns et nous les suivons le mieux possible, tout en sachant à quel point c’est difficile de prendre ce virage-là. On le sent tous, c’est un peu comme pour « les Animaux malades de la peste » de La Fontaine: on n’en meure pas, mais on en est tous frappés.

Il y a quand même un effort de compression des effectifs qui a respecté la sécurité d’emploi des personnes, mais qui a éliminé des postes, 200 à 300 ici et là. C’est un début, une amorce solide et il va falloir maintenir ce courant-là. Il y a des comportements à repenser aussi. Je fréquente beaucoup la Nouvelle-Angleterre, où ils ont conservé la tradition du « community work ». Par exemple, là où je vais le plus souvent, il y a un petit hôpital – qu’on peut appeler un centre d’accueil si vous voulez – pour traiter des cas légers, pour des personnes âgées qui ont besoin d’un refuge. Ce centre est sous la responsabilité de la municipalité et de l’État – le Massachusetts en l’occurrence – mais les groupes d’âge d’or sont remarquablement impliqués dans son fonctionnement et l’institution fonctionne essentiellement sur la base du « community work » comme ils disent là-bas. Ici, au Québec, nous avons souvent découragé le bénévolat et nous essayons maintenant, de peine et de misère, de le faire reparaître dans notre paysage. Il y a beaucoup de bénévoles disponibles et qui, très souvent, peuvent donner un meilleur service et offrir beaucoup plus de chaleur humaine que la bureaucratie elle-même. Nous n’avons pas fait encore beaucoup d’efforts en faveur du bénévolat. Ce n’est pourtant pas quelque chose de superflu, c’est quelque chose d’essentiel. Les gens sont prêts à se mobiliser dans plusieurs cas pour leurs concitoyens parce que ça occupe leurs loisirs, parce que ça les occupe d’une façon enrichissante. Mais la tendance qui s’est développée chez-nous depuis une vingtaine d’années c’est de dire: « Ah non! si ce n’est pas normalisé, si ce n’est pas balisé, si ce n’est pas même coûteux, en fonction de tous les critères les plus chromés, eh bien ce n’est pas correct! » Cette tendance a, jusqu’à un certain point, contribué à dessécher ce qui constituait des traditions dans notre société, à les affaiblir plutôt qu’à les reconnaître et à les renforcer.

Il y a toutes sortes de « quétaineries » que l’on découvre. Ainsi, l’autre jour, dans le coin où je suis, j’ai eu un rappel un peu brutal. Quand je suis arrivé en 1976, j’ai trouvé une ligne directe pour téléphoner à Montréal. Ça facilite le travail, je m’en suis toujours servi, sans utiliser le Centrex. Il y a trois ou quatre de ces lignes directes au J. Alors on m’a demandé: « savez-vous vous servir de Centrex »… j’ai répondu que, pour Montréal, non, je ne l’ai jamais appris. Alors on m’a dit: « C’est 879.. tout ce que vous avez à faire c’est de composer le 879 et il n’y a pas de problème ». Alors j’ai demandé qu’on enlève les lignes directes, c’est-à-dire de couper plusieurs milliers de dollars de frais pour une « niaiserie » qui étaient là comme un symbole de statut, qui étaient là quand je suis arrivé et que jamais je n’avais remises en question.

Nous tous, nous sommes installés dans ce contexte-là. Les uns et les autres, il va falloir se « désinstaller », le plus possible et vite. Nous n’avons pas le choix. Il est évident que ce sera une tâche différente – c’est déjà commencé et on le sent tous – de celle qui depuis des années consistait plutôt à lancer de nouveaux programmes, à défricher des champs d’intervention inconnus, à envahir littéralement le paysage, partout où la pression nous y invitait. Admettons, et je suis le premier à le faire, que la pression était invitante et qu’elle n’était pas suscitée par le secteur public lui-même. Cette année encore, il faut répondre à des demandes, à des insistances très grandes du milieu.

Évidemment, je ne veux pas dire que nous ne ferons rien de nouveau pendant les prochaines années. Ce serait de toute façon impossible compte tenu de l’évolution même de notre société. Il y a des choses à faire qu’on ne saurait éviter. Dans le discours inaugural, d’ailleurs, j’ai énuméré une liste assez impressionnante de gestes qui, selon nous, doivent répondre aux besoins. Mais, ce qu’il faut se dire, c’est que notre marge de manœuvre, notre capacité d’aller de l’avant, de continuer à progresser va dépendre de notre habilité à réussir ce que nous faisons déjà. J’élimine au départ, et ça c’est difficile, l’abolition des programmes existants. L’an dernier nous avions demandé aux ministères de nous faire au moins des suggestions sur des programmes à abolir – il y en a quand même qui sont caducs. Nous avons reçu des suggestions extrêmement valables sur plusieurs autres choses mais sur cette question spécifique de l’abolition des programmes, la réponse, si j’ai bonne mémoire, a été : zéro. Nous sommes mariés avec nos programmes et je pense que c’est bien normal. Mais il va falloir tout de même trouver le moyen d’éliminer ou de mieux administrer nos ressources parce que notre marge de manœuvre, autant que je sache, réside uniquement dans l’augmentation de notre productivité. Plus ça va, plus c’est clair et net: notre marge de manœuvre se dégagera de ce que nous réussirons à concentrer, à rationaliser, des changements que nous effectuerons dans nos habitudes.

Évidemment, tout cela aura des répercussions importantes, c’est le moins que l’on puisse dire, sur les conditions de travail des employés des secteurs public et parapublic. À cet égard, notre objectif en ce qui concerne la rémunération globale est assez simple et plus facile à formuler qu’à appliquer.
Tout cela découle des mêmes faits et on aura beau chercher des recettes magiques, il n’y en a pas. En termes de rémunération globale, il faudra que le sort des employés de l’Etat, quel que soit le secteur, soit dans l’ensemble semblable à celui des employés du secteur privé qui sont parmi les mieux rémunérés. C’est le critère, toujours, des entreprises de 500 employés et plus dont l’immense majorité, peut-être la totalité, sont syndiqués et ont en général des syndicats forts. Il me semble que, dans notre société, c’est tout de même un critère acceptable.

En ce qui concerne le fardeau de travail, il faudra accepter de travailler plus fort et d’être un peu plus mobile d’un emploi à l’autre – d’autant plus qu’il faut tenir compte du fait qu’il y a une garantie totale contre le chômage dans le secteur public et parapublic. Je rappelais à certaines personnes que je rencontrais en arrivant et qui se retrouvent ici, à la table d’honneur, qu’il y a en ce moment 7000 personnes à la recherche d’un emploi dans la région de la Capitale. Vous devez tous le savoir, c’était en première page du « Soleil ». L’autre jour, il y a un centre d’accueil qui a ouvert, ils ont eu 6500 demandes d’emploi. C’est dans ce contexte-là que nous vivons : celui d’une insécurité à laquelle seul, probablement, le secteur public et parapublic ne participe pas. C’est quand même quelque chose d’important, qui contraste avec ce qui arrive à la plupart sinon à l’immense majorité. Il n’y a pas tellement d’exceptions au Québec comme dans le reste de l’Amérique du Nord de nos jours. Il faut en tenir compte, et se dire, dans un tel contexte, que nous devons travailler plus fort, être un peu plus mobile d’un emploi à l’autre et voir le chèque de paie augmenter moins vite que dans le passé. Toute conscience, la moindrement éveillée, reconnaîtra que ce doit être vrai pour tout le monde. Ce n’est pas une demande exagérée dans une période comme celle que l’on traverse, surtout qu’elle s’adresse à un groupe de travailleurs qui ont cette importance centrale d’être au service de leurs concitoyens. C’est cette notion de service qui est la raison d’être de tous ceux qui sont ici, de tous ceux avec qui ils travaillent et qui jouissent des garanties que leur donnent leurs concitoyens alors qu’ils sont eux-mêmes plus mal pris que jamais auparavant, à beaucoup de points de vue et dans leur vie quotidienne. Globalement, les travailleurs de l’Etat jouissent d’une situation extraordinairement privilégiée.

J’ajoute que ce même effort pourrait d’ailleurs être très prochainement demandé aux professionnels de la santé qui, si leur situation juridique n’est pas la même, sont dans le même cas, greffés pour leur rémunération à l’ensemble du secteur public et parapublic.

Maintenant, pour autant qu’on puisse très rapidement et nécessairement les regarder, quels seront les effets de tout cela sur l’évolution des carrières des fonctionnaires et en particulier sur celle des cadres supérieurs ? Voici un fait que vous connaissez probablement aussi bien que moi: selon le CEPAQ (Centre d’études politiques et administratives du Québec), le nombre des cadres supérieurs dans la fonction publique est passé, au cours des dernières années, soit de 1967 à 1980, de 750 à plus de 2500. C’est un accroissement de 10% par an, qui a été 4 fois plus rapide que ce qu’on note pour la fonction publique dans son ensemble. En conséquence, l’encadrement supérieur est passé de 61 employés par cadre en 1967 à 25 employés seulement par cadre en 1980. Malgré cela, et c’est assez baroque, absurde aussi, mais on en hérite et il faudra le corriger: la proportion des femmes chez les cadres reste insatisfaisante. Qu’on songe que l’éducation jusqu’au niveau supérieur, pour cette moitié de l’humanité, est restée à moins de 2%… C’est une chose qui pèse sur la conscience et c’est le moins que l’on puisse dire. Par ailleurs, la scolarisation des cadres s’est accrue; presque 90% d’entre eux maintenant ont un diplôme universitaire et, parallèlement – ça correspond à l’évolution de la société – l’âge moyen a diminué au cours des 10 dernières années. Donc, une augmentation très rapide, proportionnellement beaucoup plus rapide que pour l’ensemble de la fonction publique, une carrière des jeunes, de plus en plus, des jeunes générations, qui s’affirment très vite.

Il est évident que cette évolution est liée à l’explosion des effectifs, des programmes, à ce rattrapage que j’évoquais tout à l’heure. Il est tout aussi évident que, puisque l’expansion ne peut plus se poursuivre au même rythme, la carrière ne pourra plus non plus croître de cette façon dans les années qui viennent. Les possibilités d’avancement vont être beaucoup plus lentes, toutes proportions gardées, et en nombre plus réduit aussi. C’est déjà commencé : en cinq ans, le nombre des promotions est passé de 209, 11 à 12% des effectifs – à 164, c’est-à-dire qu’elles ont baissées autour de 6,8%. Il y aura donc plus de concurrence – ce n’est pas un mauvais phénomène en soi – pour un nombre plus limité de promotions. Puis, il faut également le souligner, le renouvellement du personnel d’encadrement risque d’être un peu stagnant… vous le verrez, le taux de roulement est pour ainsi dire en chute libre. C’est compréhensible, dans le contexte où nous vivons, le taux de roulement diminue. Globalement, pour l’ensemble de la fonction publique, il a chuté de 82% à 5% en trois ans et, pour les cadres, encore plus bas, à 4,2%. Alors, on voit bien les contraintes dans lesquelles nous nous trouverons, devant lesquelles nous nous trouvons déjà.

Il n’y a pas de solution miracle à cette situation. C’est sûr qu’elle comporte ses problèmes, des problèmes qui, à l’occasion, peuvent être harassants mais je ne puis que vous dire que nous en sommes conscients… enfin, j’en ai pris conscience de mon mieux. Cette situation est là, devant nous, et il va falloir travailler ensemble, particulièrement avec l’Association des cadres, pour trouver les moyens qui conviennent pour y faire face. Nous n’éviterons pas les faits, il faut faire face à une compression qui pourrait devenir mauvaise, psychologiquement et professionnellement si nous ne trouvons pas le moyen d’aérer l’atmosphère. Il y a, notamment, beaucoup de cadres qui se plaignent – très souvent – et je reçois ma part de témoignages directs là-dessus, qui se plaignent d’un manque de responsabilité, d’un manque d’autorité, qu’il n’y ait pas assez de délégation de pouvoir. Je ne sais pas si c’est un degré d’insatisfaction qui est plus grand ici qu’ailleurs. J’ai l’impression que pour toutes les grandes entreprises, publiques ou privées, dépassée une certaine taille, ce genre d’insatisfaction est généralisé – enfin, si je m’en reporte à mon expérience accumulée à ce sujet – et qu’il faut toujours compter avec la bureaucratisation et sa difficulté à éviter la verticalisation des responsabilités.

Je crois quand même que nous nous devons de tenter le maximum, et nous avons besoin de votre éclairage pour réussir à diminuer ce danger-là, cette espèce de mise en état d’irresponsabilité qui peut devenir de plus en plus grave. Si j’en juge d’après ce qu’on m’a dit, d’après ce que j’ai pu constater chez ceux que j’ai pu rencontrer le plus souvent, le besoin auquel on attache tout de même le plus d’importance, lorsqu’on entre dans cette carrière d’administrateur-cadre, c’est l’épanouissement personnel qu’on attend d’un poste et de la responsabilité qui l’accompagne, c’est-à-dire cette performance dont on peut se sentir responsable, du défi relevé et des résultats atteints. Je ne sais pas vraiment comment nous y parviendrons exactement, là encore il n’y a pas de recette magique, mais nous devons trouver malgré nos contraintes des moyens d’augmenter l’autorité et les responsabilités des cadres ainsi que, naturellement, le sentiment de la performance qui en découle. Nous rejoignons ainsi deux objectifs, en tout cas pour quelqu’un qui est un citoyen conscient, dans ce secteur comme dans les autres : aimer ce qu’on fait et donner la meilleure performance possible. Pourvu qu’on ait une chance de définir cette performance un peu soi-même, ça rejoint aussi cet objectif de rendement que j’évoquais tout à l’heure.

Maintenant, avant de terminer, il faut bien que je dise un mot des relations de ces « frères siamois accidentels » que sont toujours les administrateurs, puis les hommes politiques et les femmes politiques qui sont élus. C’est un sujet à ce point délicat que je pense que je vais suivre plus exactement les notes que j’ai devant moi. Je voudrais d’abord vous dire une chose que je pense très, très profondément. Depuis 5 ans que nous travaillons ensemble, le mieux possible quant à nous, comme gouvernement, et je peux le dire au nom de tous mes collègues à peu près sans exception – il y a toujours une chicane par-ci par-là mais ce sont des exceptions accidentelles – nous sommes particulièrement fiers de la qualité et de la loyauté de la fonction publique, qui en définitive dépendent toujours de l’encadrement de la fonction publique.

Au cours des vingt dernières années, nous avons bâti ici, d’une façon que je décris de mon mieux mais en raccourci, une fonction publique de carrière dont – je le pense – la compétence et la motivation ne sont sûrement pas inférieures à celles de toutes les autres qu’on peut examiner ailleurs. On revenait de loin, je m’en souviens. Mes premiers souvenirs du monde politique et de l’administration remontent à 1960, quand je suis entré dans le gouvernement de monsieur Lesage. Ce qu’on a trouvé alors, c’était vraiment le folklore moyenâgeux, médiéval. J’étais aux Travaux publics pendant un moment, disons, de transition et les demandes de soumissions, ça n’existait pas. Nous n’avions même pas de formulaires, ça avait disparu en cours de route… Le fonctionnaire était alors essentiellement celui dont on disait: « Ce n’est pas nécessaire de trop se forcer, on peut en avoir deux médiocres pour le prix d’un bon ». À Québec, c’était une forme d’assistance-chômage. C’est ainsi que c’était vu, c’est vrai. Je me souviens que j’ai trouvé le premier professionnel des Travaux publics – en ce temps-là c’était les bâtiments, les ponts, les calvettes et j’avais besoin de trouver quelqu’un qui connaissait l’architecture parce que je n’étais pas maître en la matière – eh bien, je l’ai trouvé au sous-sol où il avait été mis en quarantaine depuis 5 ou 6 ans! Un des plus remarquables architectes, monsieur Fontaine, qui avait été un professionnel intègre. C’est peut-être pour cela qu’il était au sous-sol… C’était un homme de goût, un homme de culture qu’on avait littéralement mis sur une tablette, dans la cave, c’était vraiment incroyable. Quand on songe maintenant à ce qui a été fait depuis deux décennies par les gouvernements successifs, avec des hauts et des bas, on a le droit d’être fiers même s’il reste toujours des progrès à accomplir – surtout en ce qui concerne la présence terriblement insuffisante des femmes dans les secteurs autres que traditionnels et en ce qui concerne la présence de nos principales minorités culturelles. Mais, au total, l’évolution du Québec depuis 20 ou 25 ans se reflète admirablement bien dans l’administration publique que nous avons bâtie.

Je parlais tout à l’heure de loyauté, de correction de nos rapports. Je voudrais profiter de cette occasion – même si je l’ai déjà fait auparavant, il me semble, mais c’est une bonne tribune pour le répéter, le souligner – pour dire qu’il y a quelques mois, j’ai été parmi les premiers à être non seulement surpris mais indigné par un écho paru dans un journal, une plainte qu’un nombre indéterminé de membres de cabinet non-identifiés – on ne sait pas combien ils étaient et on n’était pas pour faire venir la Gestapo pour aller « checker » – qui s’étaient permis, anonymement, de porter des griefs assez odieux contre deux sous-ministres, griefs qui ne me sont jamais parvenus directement. Au moins, ils auraient dû nous les formuler avant de mettre ça dans les journaux sous forme de ragots… Autant que nous ayons pu juger par nous-mêmes de la performance de ces deux sous-ministres, depuis 5 ans maintenant, c’était non seulement sans fondement, mais c’était une injustice doublée d’un manque de courage caractérisé par l’anonymat. Je crois que c’est l’opinion unanime du Conseil des ministres et, pour autant que je sache, encore une fois, les relations entre les ministres et les hauts fonctionnaires ont été excellentes et doivent le demeurer, malgré les difficultés ou, parfois, les accidents de parcours que nous avons.

Je dois reconnaître une chose avec une certaine satisfaction – et vous qui en êtes les meilleurs témoins, ne vous gênez pas pour me dire le contraire si vous le pensez – c’est que depuis 1976 nous avons pris le plus grand soin de ne pas politiser, au plus mauvais sens du terme à ne pas « partisanner » la fonction publique. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu d’erreurs ou de faiblesses de parcours depuis 5 ans, mais le résultat est là. Je pense que la loi 50, qui a ses défauts qu’il faudra corriger, aura quand même permis d’enrayer, une fois pour toute, la discrétion des ministres dans le recrutement des nouveaux fonctionnaires. Les concours sont essentiels maintenant et c’est le premier qui, normalement, doit être nommé. Vous admettrez que ça demandait quand même un minimum de sens des responsabilités. Nous avons aussi fermé une porte d’entrée latérale… Je me souviens avoir négocié en 1976, dans les jours qui ont suivi l’élection, le placement de toute une série de gens qui quittaient les cabinets du gouvernement sortant et qu’il fallait installer partout, ici et là, tant bien que mal. C’était une tradition établie, la dernière négociation entre deux pouvoirs politiques. Nous avons fermé cette porte d’entrée dans la fonction publique qui permettait qu’après un an de séjour dans un cabinet, si j’ai bonne mémoire, on était ensuite versé quelque part dans la fonction publique, sans autre vérification. Alors comme gouvernement, les nominations à la fonction publique dont nous sommes directement responsables – je ne parle pas des Régies ni de tout ce qui gravite autour – sont celles des sous-ministres et des sous-ministres adjoints. Je ne sais pas où Monsieur Poulin a pris son histoire, le « moi » qui personnalisait ça, mais je vous jure que, dans la pratique, ce n’est pas si hautement personnalisé. Quand j’ai fini de recevoir les pressions, puis les contre-pressions, puis après les consultations, etc., je vous jure que non seulement je suis suffisamment éclairé mais que je finis par me dire que j’aurais dû me fier à mon premier mouvement.

Mais, de toute façon, pour ce qui concerne ce sommet névralgique du monde de l’administration, je crois que personne n’a à craindre le jugement de quelqu’un qui est le moindrement objectif. Pour ceux qui ont été nommés, je le dis personnellement, j’ai signé les décrets les uns après les autres. Jamais ils n’ont été nommés pour des motifs partisans.

Je pense qu’il suffit de regarder la liste des nominations pour s’en convaincre. Depuis les dernières élections, nous avons nommé 4 sous-ministres. Monsieur Meunier de l’Office de Protection du Consommateur qui a été nommé à l’Habitation et à la Protection du Consommateur; Monsieur D’Amours, de l’Université de Sherbrooke, qui est au Revenu; Monsieur Sarrault qui vient d’hériter de l’enviable privilège de regarder ce qui se passe dans la fonction publique et puis Monsieur Gagnon, de l’Office de la Construction, qui va remplacer Monsieur Sarrault aux Travaux Publics et à l’Approvisionnement. S’il y a des antécédents politiques chez un de ces quatre messieurs, je serais curieux de les connaître parce que je ne l’ai jamais su et, en général, c’est une chose qu’on découvre assez bien en politique. Je dois ajouter ceci, ça ne donne rien de se conter des histoires au temps où des gens étaient très proches de nos prédécesseurs à des niveaux supérieurs de la fonction publique, je me souviens avoir dit à ceux que je pouvais rencontrer et chez qui ça créait certaines appréhensions que l’important était qu’on travaille ensemble, avec le plus de compétence et le plus d’efficacité possibles, dans les meilleures relations possibles. C’est à partir de cela qu’on juge de nos relations, non pas à partir de convictions politiques. Un libéral, un ancien de l’Union nationale, un péquiste aussi – il commence à y en avoir quelques-uns dans le paysage – n’est pas exclu parce qu’il a eu un moment dans sa vie des activités qui touchent à la politique. Nous vivons dans une société politique, nous sommes tous citoyens, nous savons tous ce qu’est ce devoir de réserve qu’on s’impose, rendus à un certain niveau, mais nous avons droit à nos convictions et personne n’est obligé de les camoufler ou de les abandonner ou de se retirer dans un coin et s’en excuser quasiment. Les nominations doivent être basées sur la compétence professionnelle et sur l’intégrité dans le travail pour quelqu’un qui accède à la responsabilité de cadre supérieur et, à plus forte raison, de sous-ministre adjoint et de sous-ministre. Tant que j’aurai à signer les décrets de nomination, ce seront les critères que j’appliquerai de mon mieux.

Je ne vois guère de conclusion à ajouter à tout ce que je viens de vous dire. Voilà à peu près ce qu’on voit très superficiellement, cursivement, pour les années 1980. La rareté des ressources budgétaires va affecter à la fois notre manière de gérer les programmes, les conditions de travail qui pourront être offertes, et, jusqu’à un certain point, les carrières, les capacités de renouvellement dans l’ensemble et certaines chances d’avancement. Il s’agit d’atténuer ce qu’il y a là de négatif. Les faits sont têtus, on ne peut pas les éviter.

Le gouvernement devra faire sa part mais ce sont vos conseils et vos réactions qui, jusqu’à un certain point, nous diront comment accroître la satisfaction au travail des cadres en leur octroyant plus d’autorité, plus de responsabilités chaque fois que c’est possible puis, aussi, comment préserver l’intégrité politique de la fonction publique. Ce sont là, il me semble, des paramètres essentiels.
Qu’est-ce que la population – et le gouvernement qui essaie de refléter ses besoins – attend d’abord des fonctionnaires du Québec? Il me semble évident qu’elle s’attend à ce que les fonctionnaires soient conscients comme jamais du défi qu’ils ont à relever et qu’ils en comprennent l’importance pour toute la société. Il faut la gagner la bataille! C’est une vraie bataille dans laquelle nous sommes engagés pour au moins quelques années, c’est sûr. Il y a toute une partie essentielle du progrès de la société québécoise qui dépend de ce qui va se passer dans le secteur public et parapublic d’ici 12 à 18 mois. L’accroissement de notre productivité, la modération de nos appétits, c’est ça qui va servir à développer le secteur public. Il n’y aura pas grand-chose de plus. Il faudra non seulement de la détermination mais aussi beaucoup d’imagination. Ce n’est pas ce qui manque et il ne faut pas se gêner pour la mettre au travail notre imagination. Il ne s’agit pas de créer à partir de rien, mais il faut réussir à faire autant sinon plus – et j’ai vu des cas où c’est en train de se produire – malgré le contexte. D’ailleurs, il n’y a rien qui fasse sortir le meilleur d’une personne compétente que la conscience d’un défi à relever. Il nous faudra plus de compétences que jamais dans les sciences administratives, c’est évident.

En ce qui concerne les rémunérations et les conditions de travail, reconnaissons que la situation globale actuelle n’est quand même pas la misère. Au contraire, cette situation est supérieure à celle que vivent l’ensemble de nos concitoyens. Il faudra donc faire preuve de modération. Ce n’est ni une menace, ni un ultimatum, c’est la simple expression des faits – même si les commentaires d’après le discours inaugural laissaient sentir une fausse odeur de poudre ou de bataille, j’essaie de ne pas prendre ce ton-là et les faits sont têtus, je le répète. On aura beau essayer de tourner autour, de passer par-dessus ou d’essayer de creuser un tunnel pour passer en dessous, il n’y a aucune façon d’essayer d’éviter de se retrouver face-à-face avec les faits. Nos concitoyens nous guettent là-dessus comme jamais auparavant.

La situation va exiger aussi une sévérité nouvelle contre tout ce qui peut, de près ou de loin, affecter l’intégrité de l’Administration. Il y a des gens qui, en ce moment, essayent de multiplier les exemples de ce qui serait peut-être des faiblesses que le gouvernement se serait autorisé. Qu’il s’agisse de partisans ou de personnages politiques, on va les pourchasser jusqu’au bout et il n’y aura pas de pitié si les résultats de nos vérifications nous indiquent qu’il ne faut pas que nous en ayons. Cette attitude de sévérité est tout aussi indiquée pour l’ensemble de la fonction publique. Je vais vous faire une confidence qui me pèse un peu, je vous le dis parce que je le pense : à partir d’un certain niveau de traitement, à partir d’un certain statut, je ne trouve pas particulièrement exemplaire la façon dont la Commission de la Fonction publique traite certains cas qui, à mon avis, sont jugés impardonnables pour les « petits », alors que rendu à un certain niveau on y trouve curieusement une forte odeur de « club » – les sanctions ne sont plus les mêmes, en tout cas elles sont incomparablement inférieures. Il va falloir que cette situation-là change. Il faut trouver les moyens pour que la rigueur qui s’impose au domaine politique s’impose aussi à la haute administration, sinon une certaine forme de laxisme, des habitudes ancrées vont se perpétuer.

Il faut se débarrasser d’une sorte de réseau de la complaisance. C’est la réputation de l’Etat qui l’exige et, moi, ça me donne une sorte d’angoisse par les temps qui courent . C’est du moins une préoccupation constante parce que la réputation de l’Etat, de son appareil administratif, il ne faut pas l’oublier, c’est la partie la plus visible, la plus stratégique de la réputation collective de tout un peuple. C’est à partir de quoi, collectivement, nous sommes jugés. C’est à partir de quoi, aussi, nous nous jugeons nous-mêmes comme Québécois. Il faut prendre garde parce que ce peuple-là, il a été minorisé, colonisé, aussi bien du dehors que du dedans pendant tellement longtemps puis il a été confiné à une sorte d’isolement folklorique – ceux qui ont 40 ans et plus ont grandi dans cette atmosphère. Cette époque a duré si longtemps qu’on s’est retrouvés coupés des courants et du développement du monde, de l’Amérique du Nord en particulier. On avait l’impression que l’histoire se faisait en dehors de nous, que l’on n’y participait pas. Depuis 20 ans, 25 ans, tout cela a changé, probablement plus vite – je le répète – que dans n’importe quelle société occidentale. Au coeur de cette métamorphose, il nous a fallu installer l’Etat comme jamais auparavant depuis un quart de siècle, au point où, dans certains milieux , on s’est imaginé faussement que l’Etat pouvait tout faire. On s’est imaginé encore plus faussement que l’Etat avait les moyens de tout faire.

Ça demeure encore un phénomène central et stratégique cette réputation de l’Etat, cette réputation que se donnent collectivement les Québécois qui nous regardent aller. Comme c’est toujours dans les moments difficiles qu’il semble que les meilleurs donnent toute leur mesure, il faut prouver que, nous, les Québécois, nous sommes capables de nous adapter aussi bien sinon mieux que n’importe qui d’autre ailleurs où les circonstances difficiles sont, mutatis mutandis, les mêmes pour tout le monde. Si nous réussissons, c’est tout le Québec, toutes nos familles, tous ceux que nous connaissons, tous ceux qui font partie de cette société qui non seulement vont éprouver beaucoup de fierté devant cette performance, mais qui vont aussi se sentir plus sûrs d’eux-mêmes. C’est psychologiquement important dans la période que traverse actuellement notre société. Ce défi-là est à ce point important qu’on ne peut pas ne pas le relever et je vous souhaite bonne chance.

[QLVSQ19811124]

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