Discours d’ouverture à la conférence des agents socio-économiques, 24 mai 1977

Je voudrais d’abord vous remercier tous d’avoir accepté l’invitation du gouvernement. Dans certains cas, nous savons que ça n’a pas été sans quelque hésitation, ni même sans une certaine méfiance. Ce qui était fort compréhensible; car nous venons les uns et les autres d’une société québécoise qui est aujourd’hui extrêmement diversifiée, extrêmement fragmentée aussi, au point de donner parfois l’impression d’être en quelque sorte divisée contre elle-même.

Cela tient d’abord à des facteurs spécifiques, très particuliers, et qui font du Québec un véritable « cas », comme disent les médecins. Et puis, cela tient aussi à toute une évolution socio-économique que, dans l’ensemble, nous partageons avec la plupart des sociétés d’aujourd’hui.

Pour ce qui est des facteurs spécifiquement québécois, il en est deux surtout, intimement reliés l’un à l’autre, qui sont présentement au coeur de débats fondamentaux: la question nationale et la question linguistique. Voilà deux points sur lesquels, sauf erreur, tous et chacun de ceux qui sont dans cette salle sont déjà quelque peu polarisés d’un côté ou de l’autre. Il est donc inévitable, sans doute, que ces points émergent ça et là au cours de nos discussions.

Mais comme nous ne serions guère plus avancés même en y consacrant le peu d’heures dont nous disposons, et que de plus ils auront amplement l’occasion de revenir au premier plan, je vous prierais de les mettre autant que possible entre parenthèses pendant ces deux brèves journées. Et je vous promets, au nom des collègues qui m’accompagnent et de tout un gouvernement dont les options sont assez claires et bien connues, que nous allons nous-mêmes tâcher de donner l’exemple à ce propos.

En revanche, il me semble important, en fonction des deux grands sujets qui nous sont proposés, d’insister un peu sur la toile de fond que constitue l’évolution socio-économique du Québec. Ne craignez rien, je n’ai pas la prétention d’en faire une thèse…puisque je n’aurais ni le temps ni surtout les lumières qu’il faudrait. Mais il est quelques aspects de cette évolution qu’on peut décrire simplement, sur lesquels je crois qu’on pourrait s’entendre, et qui ont une portée indiscutable sur notre situation présente comme sur nos perspectives d’avenir.

D’abord, ici comme ailleurs, nous vivons depuis un bon bout de temps – et c’est pas fini, loin de là – une des périodes les plus changeantes, et partant … les plus révolutionnaires, de toute l’histoire de l’humanité. Pour quiconque a vécu assez longtemps pour avoir des souvenirs précis d’il y a vingt ans seulement, le rythme du changement suffit à donner le vertige. Et pour ceux qui peuvent remonter à l’entre-deux-guerres, c’est littéralement l’évocation d’un autre monde. À cause en particulier du galop sans précédent des sciences et de toutes leurs applications techniques et économiques, la société tout entière se trouve ainsi emportée dans une sorte de mutation, de métamorphose permanente.

D’où il s’ensuit qu’elle est devenue et qu’elle se sent instable comme jamais. Or, l’instabilité, c’est quelque chose d’angoissant. Quand ça dure aussi longtemps, que tous les équilibres et toutes les structures deviennent fragiles, souvent désuets, qu’on les voit quasiment se transformer à vue d’oeil, il y a une sorte d’angoisse sourde, à base d’incertitude, qui s’installe dans les esprits et se répand dans toute la collectivité. D’autant plus que cette permanence du changement et, pour ainsi dire, cette implantation de l’instabilité, ont fatalement pour conséquence la disparition de toute unanimité, de tout « consensus » reconnu.

Naguère encore, on avait au moins l’illusion d’une certaine unanimité. Peut-être n’était-ce qu’une apparence, mais la façade était là, et quand elle à duré longtemps, la façade devient une croûte assez solide pour contenir les mouvements trop brusques et pour freiner les changements trop déroutants. Plus longtemps que bon nombre d’autres, notre société québécoise à pu conserver ce couvercle traditionnel sur la chaudière sociale, avec les avantages d’une certaine stabilité, mais aussi l’inconvénient de comprimer
la vapeur qui montait quand même et devait forcément exploser un jour ou l’autre.

Le moment où c’est arrivé, ou plutôt le moment où l’on s’en est aperçu, chacun peut le situer à sa façon. Ce qui est incontestable, c’est que, depuis un certain nombre d’années, nous y sommes comme les autres. Nous sommes de plain-pied dans cette grande confusion contemporaine des sociétés mouvantes, instables, et de plus en plus angoissées parce qu’elles se sentent de plus en plus déconcertées.

Bref, pour reprendre une expression que la nostalgie a remise à la mode, nous n’avons plus de « contrat social » que tout le monde se sente tenu de respecter. Nous sommes plutôt menacés de devenir, et je dramatise à peine, une sorte de jungle, où s’atténue dangereusement ce fondement de tout contrat social qui est le respect des lois, et où tend à prévaloir sans cesse davantage, subrepticement ou brutalement, la seule raison du plus fort. Et ça va parfois jusqu’à l’inhumanité pure et simple – comme celle de mettre des hommes et des femmes au rancart avec moins d’hésitation qu’on ne le ferait à des machines; ou encore comme celle de fermer les hôpitaux, au nez des malades, parce que les malades ne sont pas organisés et que, de toute façon, la majorité des gens ne sont jamais malades en même temps…

Et comme tout cela se produit au beau milieu de la première société de consommation qu’on ait connue – une société où la création constante et de plus en plus artificielle de besoins nouveaux atteint des excès délirants – nos affrontements se déroulent comme une escalade constante, dans une vraie ruée d’appétits inassouvibles et qui, trop souvent, se refusent mordicus à regarder plus loin que le bout de leur nez. C’est tout de suite, c’est hier soir, qu’il faut essayer de tout avoir, et de tout arracher si l’on se sent assez fort. Depuis longtemps, une certaine forme de progrès matériel nous à entretenus dans l’illusion d’une facilité perpétuelle, l’illusion qu’on pourra toujours, comme on dit en anglais, manger son gâteau en même temps qu’on le garde intact, et que le gaspillage crée la richesse, et que la prospérité peut tomber d’un ciel d’ordinaire étranger qui aidera indéfiniment même ceux qui ne s’aident pas. Or, tout cela est faux et pernicieux.

De même qu’est fausse aussi, absolument fausse, l’idée trop répandue de l’État-Providence capable de fournir à jamais l’assurance-tout-risque et même sans risque. Assurance-croissance comme assurance-faillite. Assurance-travail comme assurance-oisiveté. Qu’on le veuille ou non, l’État ne dispose en dernière analyse que de sa part de la vraie richesse collective, une part qu’on est porté à trouver excessive chaque fois que d’autres en profitent, et nettement insuffisante dès qu’on court après soi-même. Et au milieu de toutes ces pressions, il arrive que l’État, s’il n’y prend garde, en vienne à oublier les vrais besoins, même les plus criants, même les plus négligés, pour servir trop exclusivement ceux qui pourraient le mieux s’en passer – et alors on aboutit à des stades dignes de la décadence de l’Empire romain en même temps qu’à une crise du logement; on aboutit à de grands services publics qui trouvent le moyen de coûter de plus en plus cher tout en étant de moins en moins efficaces; et l’on risque de retomber tranquillement dans une espèce de barbarie où tous les fauves musclés et organisés s’approprient des portions sans cesse plus grosses du gâteau, tandis que les plus faibles, comme les vieux, les handicapés, etc., ne reçoivent même plus les miettes dès qu’ils sont sans défense et se laissent oublier… Mais à quoi bon continuer? Qu’on puisse relever, pour la nuancer ou la contester, chacune de ces affirmations, il n’en demeure pas moins que l’ensemble est exact. Et c’est parce que nous en sommes conscients, les uns et les autres que nous du gouvernement avons lancé cette invitation, et que vous des grands organismes syndicaux, et vous des entreprises publiques, privées ou coopératives, vous l’avez spontanément ou… finalement acceptée. Tous, sauf erreur, nous avons senti que nous avions là une occasion, qui était aussi un devoir, au moins de nous en parler. Car, même si l’on a un peu sur-dramatisé cette rencontre en la baptisant du nom de « sommet », il est quand même vrai qu’on retrouve dans cette salle un grand nombre des principaux responsables de la vie économique et sociale du Québec, un grand nombre sinon la plupart de ceux qui ont à en présider les étapes majeures, à en établir les stratégies, à en évaluer pour leurs commettants les gains ou les dégâts, le plus souvent les deux à la fois.
Nous sommes ici à cause de cette responsabilité partagée et de la conscience qu’elle ne peut pas ne pas nous donner du rendement décroissant des affrontements sans cesse renouvelés, et des dangers de plus en plus évidents qu’ils pourraient nous faire courir à tous. Nous sommes ici parce que ceux que nous représentons, également, commencent à en avoir assez, et qu’ils nous auraient difficilement pardonné de ne pas participer à cette recherche, ou si le mot vous paraît trop fort, à cet exercice…

Un exercice qui mène à quoi?

Certainement pas à quelque nouveau « contrat social » pour demain matin. Nous le savons tous, hélas, la concertation socio-économique n’apparaîtra pas tout à coup pour jeudi de cette semaine. Il n’y a pas de « partnership » à l’horizon immédiat. Mais il y a ici, j’en suis sûr, des interlocuteurs qui ont envie de se parler et qui arrivent avec autant de bonne volonté que de franchise, afin d’en tirer à tout le moins une meilleure perception des points de convergence possibles; car il y en a. Sauf pour les naufrageurs, cette espèce universelle de termites qui rongent partout de leur mieux les fondements de la société, afin de la faire tomber pour en inventer une autre qui serait bien pire, chacun sait dans son for intérieur que tout n’est pas divergent, ni contradictoire, ni totalement irréconciliable.

Bien sûr, l’exercice va commencer inévitablement par un certain étalage, un étalage certain, de quelques-unes des incompatibilités les plus familières. Ça fait partie des responsabilités officielles, des mandats qu’on a reçus ou qu’on s’est donnés, et qu’on se sent normalement tenu de réitérer bien clairement dans des circonstances comme celle-ci.

C’est aussi, d’ailleurs, le cas du gouvernement lui-même. Il a eu beau faire pour préparer, cette rencontre, des documents d’appui aussi « neutres », c’est-à-dire aussi factuels que possible, il n’est pas ici pour abdiquer sa propre responsabilité. Au contraire, il se sent passionnément engagé dans l’oeuvre absolument indispensable d’une restauration de notre climat social et d’une relance de notre économie, objectifs aussi pressants l’un que l’autre et qui, de plus, ne peuvent guère aller l’un sans l’autre.

Or, il s’agit là d’un double mandat et celui-là est indiscutable que le nouveau gouvernement du Québec a reçu et qu’il a le devoir de remplir de son mieux avec les moyens du bord, forcément limités, dont dispose un gouvernement provincial.

Ces moyens, nous avons commencé à les employer, depuis six mois, d’une façon qui ne rallie certes pas tous les suffrages, mais qui nous est apparue à tort ou à raison comme le maximum de mesures que nous pouvions nous permettre pendant cette période à la fois d’action initiale et d’austérité obligatoire. Tout en faisant un effort douloureux mais nécessaire pour rétablir l’intégrité budgétaire et réduire la progression devenue effarante des emprunts, nous avons réussi à dégager de peine et de misère une marge assez substantielle de crédits destinés pendant les mois qui passent à atténuer un tant soit peu la plaie honteuse du chômage. Nous avons mis en chantier et puis en marche, dans les plus brefs délais, une politique des achats avec laquelle je crois bien que tous et chacun d’entre vous, de quelque horizon que vous veniez, devez être d’accord: est-il charité mieux ordonnée que l’achat, dès qu’ils sont disponibles et de bonne qualité, de ces produits et services de chez nous qui font marcher les entreprises et qui maintiennent l’emploi? Et puis aussi, telles qu’annoncées, nous verrons très bientôt quelques législations nouvelles qui devraient contribuer sensiblement à stimuler les investissements nouveaux et l’expansion des entreprises existantes, tout particulièrement dans nos régions excentriques, où l’on souffre sur le plan industriel d’une véritable anémie pernicieuse. Et à propos de ces régions, soit dit en passant, je ferais remarquer à ceux qui s’obstinent à ne chercher à Québec qu’une contestation quotidienne du régime, que nous avons négocié d’arrache-pied avec le fédéral un certain nombre d’ententes de développement sectoriel qui rapatrient chez nous, pour des projets valables, des sommes importantes qui nous appartiennent.

Sur le plan social, d’autre part, nous avons dès le début posé un certain nombre de gestes – que d’aucuns ont un peu vite oubliés – mais qui ont quand même servi à réduire un climat de tension qui avait atteint le seuil de l’intolérable. Quand nous avons endossé sans hésiter la signature de nos prédécesseurs sur les contrats collectifs du secteur public et parapublic, ce qui était bien sûr la seule chose à faire, j’espère que nos interlocuteurs syndicaux auront remarqué – en tout cas, ceux du monde patronal n’ont pas manqué de le faire – qu’il a fallu enchaîner sur un budget supplémentaire de plusieurs centaines de millions que personne ne s’était donné la peine de prévoir. De même, lorsque nous avons haussé le salaire minimum à $ 3., ce qui était strictement conforme à la pratique semestrielle de rattrapage du pouvoir d’achat, il nous a semblé avoir fait simplement ce que nous devions faire, entre ceux pour qui c’est jamais assez et ceux pour qui c’est toujours trop. Oserai-je rappeler aussi que, d’une manière qui n’a certes pas été prisée universellement, nous avons éliminé du paysage tout récemment une multitude de retombées des conflits de 75 et 76?

Évidemment, tant sur le plan économique que sur le plan social, ce n’est là qu’un début. Inutile de dire que le gouvernement a des idées et des projets pour la suite. Nous serons sans doute appelés à en discuter avec vous pendant ces deux jours. Mais ce que nous espérons autant sinon plus, c’est que vous-mêmes disiez franchement – à l’intérieur des deux grands thèmes complémentaires que nous aborderons demain – comment vous la voyez, cette suite.

Sur le plan social, d’abord, quelques sujets de discussion et de réflexion commune qui nous semblent indiqués entre tous, sont celui de la santé et de la sécurité des travailleurs, celui des relations de travail, spécialement dans le secteur public, et puis aussi celui de la notion même du travail et d’une revalorisation qui commence à paraître passablement urgente de ce côté-là; sans compter, naturellement, tous les autres sujets qu’on pourrait avoir le goût d’aborder. Prenons d’abord cette chose fondamentale entre toutes dans une société civilisée, le sort des hommes et des femmes qui gagnent leur vie dans les nombreux coins de l’économie où leur santé et leur sécurité physique peuvent être exposées. Nous en avons fait une de nos grandes priorités, et il nous semble que là-dessus on devrait tous tomber d’accord. Car notre bilan québécois, franchement catastrophique, n’a cessé de s’aggraver depuis des années.

Quelque 1700 ouvriers sont morts au travail depuis sept ans. Environ 700000 ont subi des accidents qui, trop souvent, les ont éclopés pour la vie. Du côté des maladies industrielles, la situation n’est pas plus rose. Une constatation publiée l’an dernier, et que j’avais pour ma part trouvée sidérante, nous apprenait que ces accidents et ces maladies nous coûtaient régulièrement plus de journées perdues que tous les conflits et toutes les grèves qui prennent autrement plus de place dans les manchettes. N’y a-t-il pas là une responsabilité conjointe et pressante, qui devrait constituer sans trop de peine l’un de ces points de convergence que nous devons essayer de trouver ensemble?

Pour ce qui est des conflits, des arrêts de travail, des affrontements de tous genres, j’ai l’impression en revanche que les terrains d’entente seraient moins faciles à dénicher! C’est là que s’affichent tout particulièrement, et même normalement pour ainsi dire, ces tensions aiguës et cette absence de « consensus » qui sont devenues le lot de toutes les sociétés occidentales. On admettra cependant que, ces dernières années, nous y avons fait plus que notre part. Est-il possible de réduire ce climat d’affrontement de plus en plus coûteux., de plus en plus cruels aussi, et dont, j’en suis sûr, l’immense majorité des Québécois, y compris ceux-là mêmes qui y participent directement, commencent à avoir sérieusement leur voyage? N’y a-t-il pas moyen de mettre dans les négociations autant de bonne foi que de « stratégie » de part et d’autre? N’est-il pas concevable que les mécanismes mêmes de la négociation et de l’ensemble des relations de travail soient revus progressivement, et conjointement, de manière à les rendre plus souples, plus efficaces, moins générateurs de conflit? Sauf pour ceux, qui demeurent extrêmement marginaux, pour qui d’une part les syndicats n’ont pas leur place ou, d’autre part, l’entreprise est l’ennemi à abattre, on se refuse à croire qu’il soit impossible, non pas d’éviter les conflits, ce qui serait utopique, mais à tout le moins d’en diminuer le nombre et les dégâts. Des études que nous avons reprises, et qui émanaient aussi bien de représentants des travailleurs que du patronat, et entre autres du Conseil consultatif du travail et de la main-d’oeuvre, nous ont inspiré à ce propos des projets qui ne sont pas des recettes magiques, mais qui semblent modestement prometteurs, et dont on aura à discuter très prochainement.

Quant à l’État lui-même, et au gouvernement dans son rôle d’employeur, il peut d’ores et déjà assurer les interlocuteurs qu’il retournera à table avant bien longtemps, qu’il se prépare déjà à mettre sur cette table, dès le départ, toutes les cartes essentielles, de manière à ce qu’on puisse les examiner ensemble en pleine lumière, et ainsi de manière à ce que tous les citoyens québécois soient bien au courant de ce qu’on fait avec leur argent, et de ce que coûtent les grands services que nous avons à nous payer collectivement.

Mais là comme ailleurs, là peut-être plus qu’ailleurs, ne faudrait-il pas également s’inquiéter, concrètement, de la dégradation progressive que subit la notion même du travail et du respect qu’on lui doit, la dégradation de ce qu’on exprimait naguère en parlant de la « belle ouvrage », ou encore en disant sa fierté de bien et honnêtement gagner son salaire ou son traitement? Sauf erreur, c’est dans notre société une dévalorisation, une sorte de véritable mépris, qui semble s’accélérer dangereusement. Et pourtant, quel que soit le régime auquel on puisse rêver, je ne vois nulle part au monde d’endroit où l’on ait encore accédé au paradis du moindre effort – et encore moins à une société miraculeuse du moindre effort et de la rentabilité conjugés ! Mais il ne suffit pas de s’apercevoir du phénomène et de le déplorer. Il faut bien noter aussi que, dans le contexte où nous sommes déjà et qui promet de s’accentuer dans le même sens, il n’est plus guère concevable d’imposer comme autrefois, à titre permanent, des besognes qui seraient tout bonnement comme des cachots sans horizon, du genre qui mène à ce retrait effectif de tout engagement que le jargon courant appelle l' »aliénation » du travail.

Pour comprendre cet aspect de la question, il suffit, à mon humble avis, de jeter un coup d’oeil sur cette autre notion diffuse entre toutes, extrêmement difficile à cerner, à peu près impossible à quantifier: celle de la productivité. Qu’est-ce qui rentre là-dedans? Un tas de facteurs, évidemment, et mieux ils s’ajustent et fonctionnent ensemble pour donner le résultat visé, et plus on est productif. Mais de tous ces facteurs, il arrive que le plus décisif et le plus variable à la fois, c’est le facteur humain. Si les équipes d’hommes, de femmes, qui doivent s’intégrer à cet appareil, ne se sentent pas concernés par les résultats, ne sont pas au courant ni des objectifs ni des problèmes, s’ils ont même trop souvent l’impression d’être le dernier des facteurs dont on se préoccupe et le premier qu’on se permet de liquider, en vertu de quelle abnégation s’attendrait-on à ce qu’ils se soucient vraiment de la productivité? Ou même, à la limite, de la simple survie de l’entreprise et de l’emploi qu’ils y occupent?

C’est d’ailleurs dans cette perspective, pour établir en ce qui concerne la dignité du travail un plancher tout bonnement tolérable, que nous songeons pour très bientôt à fixer un certain ensemble de protections minimales non seulement du salaire mais aussi des conditions dans lesquelles il faut le gagner. Il y a longtemps qu’on en parlait. Il nous paraît urgent d’agir maintenant. Bien sûr, il ne s’agit là que d’une mesure de supplément, pour ainsi dire, car la meilleure des protections, dans une société démocratique, devrait être celle que les travailleurs eux-mêmes se procurent en s’organisant librement. Mais cette liberté, demandons-le franchement, ont-ils toujours l’impression de la voir respectée comme il faudrait à l’intérieur de leurs propres syndicats? À ce point de vue, on admettra – ou l’on n’admettra pas – que l’histoire récente, et même courante, oblige à l’occasion à se poser cette question, qui, elle aussi, appelle des réponses, mais aussi des actes. De même, en ce qui touche l’indispensable revalorisation du travail, faut-il s’interroger activement, comme on le fait de plus en plus à travers le monde, sur des formes nouvelles de participation, d’intéressement, de responsabilités partagées au niveau des grandes décisions. Chose certaine, il faut trouver le moyen d’introduire au maximum dans le travail une vraie promesse d’accomplissement personnel, quelque chose comme l’idée d’une aventure féconde et qui soit digne de mobiliser l’enthousiasme autant que l’énergie. Après tout, qu’on le veuille ou non, et aussi loin qu’on puisse voir en avant, il n’y a que les incapables dont ce n’est pas la faute, et les irresponsables qu’on devrait sans pitié montrer du doigt, qui échapperont pendant 40 ou 50 ans de leur vie à. cette loi universelle du travail, du travail qui seul, en fin de compte, peut nous donner la société juste, la société de répartition équitable des richesses que tous nous devons souhaiter, à condition d’accepter d’abord de la bâtir.

Ce qui nous amène tout naturellement au coeur même de la seconde préoccupation majeure de ces deux jours: la création de l’emploi, la relance économique. Sans doute, les budgets gouvernementaux doivent-ils être établis autant que possible en fonction de ce souci – les budgets au pluriel, à ces deux niveaux par lesquels sont présentement drainés nos impôts. Bien sûr, également, les lois, les mesures administratives doivent-elles concourir assidûment à stimuler le développement économique. Mais elles ne vaudraient même pas le papier sur lequel on les écrit, s’il n’y a pas en même temps, à l’échelle de toute la société, une certaine mobilisation permanente de l’initiative et des ressources, et là encore une véritable passion pour le travail bien fait et productif.

D’autant plus que la conjoncture n’est pas précisément reluisante, ni aux États-Unis, ni surtout dans l’ensemble du Canada, ni en Europe, ni par conséquent chez nous. Le Québec, on le répète constamment, est une économie ouverte et qui dépend largement des autres; et pour être prospère, elle doit demeurer ouverte et même le devenir davantage et de meilleure façon. Car 6000000 d’habitants, dans le monde actuel, ne sauraient vivre rentablement en circuit fermé. Ça, on n’en sortira pas. Nous sommes et, dans quelque avenir que ce soit, nous allons demeurer intimement imbriqués dans la vie économique internationale. Peut-être ne serait-il pas inutile d’apprendre à la connaître mieux, à s’y répandre davantage, à mettre au moins autant d’efforts à soigner et multiplier nos exportations et à connaître les marchés qu’à importer joyeusement et jusqu’à plus soif les productions d’ailleurs? Peut-être aussi, j’ose à peine le souligner, serait-il indiqué de suivre plus attentivement et plus sévèrement les politiques tarifaires et monétaires, où le Québec doit présentement se contenter d’être agi de l’extérieur, et qui n’ont pas d’effets spécialement mirobolants sur des secteurs aussi fragiles et importants à la fois que le textile, la chaussure, le meuble, et quelques autres où se retrouvent une énorme fraction des travailleurs et des entreprises du Québec.

D’où il s’ensuit également qu’au delà du court terme, si nous voulons mettre autre chose que des cataplasmes sur notre déprimant chômage endémique, il faut travailler très fort sur nos structures industrielles. Bon nombre d’entre elles ont vieilli terriblement, et un rajeunissement de structures, ça ne s’improvise pas; il faut s’y mettre d’autant plus vite que c’est long et délicat et laborieux. Y compris dans les cas vraiment inexcusables, comme celui en particulier des pâtes et papiers, où l’on a tout bêtement négligé jusqu’à la limite de moderniser et de réinvestir, au point où l’on ferme aujourd’hui brutalement des usines qui n’ont pas vu entrer de nouvel équipement de production depuis la guerre de 14. Et pourtant,qu’elles étaient rentables, nos forêts! Et elles n’ont qu’à le redevenir, à condition qu’on décide comme ailleurs de les administrer en gestionnaires responsables, et que là, comme dans les autres secteurs de richesses naturelles, on s’occupe d’être exigeants et de plus en plus présents dans la transformation et la mise en marché.

Et puis aussi, et peut-être surtout, dans une société où l’emploi primaire est appelé à diminuer, et où le secteur des services est en passe de devenir démesuré, ne faut-il pas le plus vite possible s’attaquer concrètement à cette fameuse stratégie de développement secondaire, manufacturier, dont on a tant parlé sans jamais la voir venir? Il faut ouvrir des champs nouveaux, que ce soit par exemple une politique de l’amiante qui donne d’autres emplois que de simple extraction; ou encore une politique d’industries utilisatrices de l’acier, afin que la sidérurgie que nous avons créée collectivement et qui nous coûte assez cher, cesse un jour d’accumuler des déficits parce qu’elle ne trouve pas chez elle les marchés auxquels elle serait en droit de s’attendre.

Et encore, partout au Québec, dans ce fourmillement de petites et moyennes entreprises qui forment souvent la seule épine dorsale économique de leur région, de quelle façon peut-on non seulement maintenir mais stimuler ce jaillissement continu d’ingéniosité, de trouvailles, de raccourcis, devant lesquels je me souviens pour ma part, au hasard des tournées, d’avoir si souvent écarquillé les yeux d’émerveillement? Et comment faire entrer aussi définitivement, dans cette indispensable mobilisation du développement collectif, tout ce grand milieu socio-économique qu’est le mouvement coopératif, avec ses effectifs les plus nombreux de tous et les assises inébranlables qu’il s’est données dans le secteur de l’épargne et de la finance comme dans celui de la transformation des produits agricoles et, de plus en plus, dans celui de la consommation? Et comment arriverons-nous, justement, à marier solidement l’agriculteur avec le consommateur québécois, afin d’assurer pour l’avenir une occupation rentable de notre sol et ce degré respectable d’autosuffisance alimentaire dont nous sommes scandaleusement éloignés?
Bref, si nous voulons vraiment une société juste et équitable, qu’on l’admette ou non, il faut d’abord, ou en même temps, qu’elle soit rentable. Et cette rentabilité, c’est à nous et à nous seuls au fond qu’il appartient de la relancer et de l’amplifier. Les autres qui viennent y participer du dehors – et je suis sûr que nos interlocuteurs des entreprises étrangères ici présents sont foncièrement d’accord – sont d’autant plus portés à venir s’installer à nos côtés que nous créons d’abord notre propre dynamisme, et d’autant moins s’ils ont l’impression qu’on les attend pour commencer…

Voilà, je pense, quelques-uns des jalons, parmi bien d’autres, qu’on pourrait examiner pendant ces deux jours. Encore une fois, sans se faire aucunement l’illusion qu’on puisse en sortir avec une belle concertation toute cuite et prête à servir. Mais à tout le moins, n’est ce pas là une chance de briser la glace et puis, dans la même veine printanière, d’en faire l’occasion d’un modeste début de renouveau? L’occasion sûrement de s’envoyer les uns aux autres les vérités diverses et souvent contradictoires qu’on apporte chacun dans ses bagages. Mais avec l’espoir aussi, qui ne devrait pas être excessif, de discerner au moins quelques éléments d’une vérité des faits et des besoins que l’on apercevrait ensemble et dont tous les Québécois pourraient ensuite faire leur profit.

S’il est une chose qui saute aux yeux, en effet, c’est une immense soif collective, une soif sans précédent, de comprendre clairement ce qui se passe et ce qu’on fait ou ce qu’on ne fait pas au nom des, Québécois, au niveau tout spécialement de ceux qui se rencontrent ici. Dans la vaste confusion des idées et des forces qui n’en finissent plus de s’affronter, on sent au Québec un besoin féroce de démêler un peu le possible de l’impossible, le nécessaire de l’accessoire, et pour autant qu’on puisse encore les discerner, le vrai du faux…

C’est un effort dans ce sens qu’attendent à coup sûr tous ceux qui vont suivre de loin les travaux de cette réunion. C’est en fonction de ces exigences qu’ils vont juger nos attitudes. Bien sûr, personne n’est venu ici dans l’intention que ça tourne mal
ni celle de se faire un tremplin aux dépens des autres. Mais, à mon humble avis, c’est plus et mieux qu’attendent ceux qui vont nous regarder aller jusqu’à jeudi. Je suis sûr de ne pas faire erreur en affirmant qu’ils espèrent très fort voir apparaître le plus souvent possible, au milieu des intérêts sectoriels et de leurs divergences normales, un souci vrai et perceptible pour l’intérêt général et ce qu’on appelait naguère le bien commun.

[QLVSQ19770524]

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