Déclaration du premier ministre, M. René Lévesque, à l’issue de la conférence fédérale provinciale, Ottawa, 15 février 1978

C’est avec une certaine tristesse – d’aucuns refuseront de le croire, et pourtant je vous assure que c’est vrai – et c’est en tout cas avec une déception certaine, que j’ai pris congé des autres participants, il y a quelques instants, avant de venir vous rencontrer.

Non pas que ces quelque deux jours et demi aient été complètement sans résultats pour la délégation du Québec. Nous avons appris beaucoup de choses utiles, de la part de tous nos homologues des autres provinces, sur les réalités économiques et sociales de l’heure d’un océan à l’autre. Je dis bien « les réalités » au pluriel, car ces longues périodes de spectacle public vous l’auront démontré, et les quelques réunions privées nous l’auront confirmé: il n’y a pas une réalité socio-économique au Canada, mais bien plusieurs, extrêmement diverses, profondément divergentes à bien des égards, et que le régime actuel ne parvient à juxtaposer tant bien que mal qu’en tâchant systématiquement d’escamoter les problèmes ou, à tout le moins, d’en ramener la perception au plus bas commun dénominateur.

Avec les collègues qui m’accompagnaient, je tiens tout de même à remercier nos interlocuteurs des autres provinces pour les discussions très franches et souvent très éclairantes auxquelles ils se sont prêtés pendant la conférence, et j’espère que notre propre participation aura servi de son côté à mieux les informer des points de vue du Québec.

Cela dit, nous ne voyons vraiment rien à gagner à étirer encore ce séjour, alors que nous avons déjà pris pour cet exercice trop de temps requis pour mettre au point la session de l’Assemblée Nationale qui doit s’ouvrir mardi prochain. Car, dans l’ensemble, ces interminables séances n’auront fait que confirmer les appréhensions contre lesquelles on se défendait en arrivant. Cela s’exprimait comme suit, lundi matin: « A cause des circonstances sans doute, plusieurs observateurs n’ont vu dans cette réunion qu’une manoeuvre pré-électorale », mais on espérait quand même que « quels que soient les motifs, les résultats amèneraient une amélioration de la situation économique ».

Même si cet espoir a diminué au fur et à mesure qu’on avançait, si l’on peut dire, nous y sommes restés accrochés mordicus jusqu’à ce matin. Le Québec était ici, en effet, pour se plier franchement et même obstinément aux règles du jeu fédéral-provincial, afin d’en tirer si possible quelques-unes de ces mesures ou de ces ré-orientations concrètes, rapidement réalisables, ou du moins amorçables, qu’un contexte éprouvant pour tant de citoyens – non seulement du Québec mais aussi des Maritimes et d’ailleurs – nous semblait et nous semble encore exiger de toute évidence.

A regret, je dois dire que rien de tel ne s’est produit. Parce que, il faut l’ajouter, rien de tel n’était prévu ni souhaité par nos vis-à-vis fédéraux.

Il s’agissait bel et bien, essentiellement, d’une extravagante opération pré-électorale. Et d’une opération en quelque sorte solidaire et conjointe – car c’est vous-mêmes qui avez eu le loisir de noter la présence non pas d’une seule, mais de trois ou quatre équipes de tournage cinématographique dans la salle de conférence. Ce ne sont pas seulement nos hôtes fédéraux, en effet, qui seront sans doute en campagne électorale très bientôt, mais aussi, selon toute probabilité, trois ou quatre autres gouvernements sortants. C’est de là que venait cette atmosphère curieusement irréelle qu’on a tous notée comme si la réalité à l’occasion chaussait des lunettes roses, ambiance que nous avons d’ailleurs mis quelque temps à nous expliquer. Alors qu’on nous avait vendu avec insistance l’idée que ça pressait au point de tout laisser de côté pour se préparer sur tous les plans possibles en quelques semaines, voilà qu’on entendait des propos d’un optimisme désarçonnant, des perspectives subitement ensoleillées. Tant et si bien que nous et quelques autres, qui avions pris la convocation très au sérieux parce que la situation l’est aussi indiscutablement, nous finissions par nous sentir, pour employer une bonne vieille expression, comme des « casseux de veillée ». Il suffit de rappeler le très beau numéro de production, soigneusement monté par le ministre fédéral de l’Energie, avec son million d’emplois répandus sur la carte, les emplois lointains, les emplois potentiels, les emplois qu’on ne verra jamais … et même ceux qu’on paye depuis longtemps, comme à la Baie James ! Ca évoque irrésistiblement ce total plus modeste, – de 100000 seulement, vu qu’il n’était que provincial – dont les Québécois firent naguère les frais à la veille d’un autre scrutin.

On vous apprendra tout à l’heure, à la clôture officielle des travaux, les quelques consensus qui se sont dégagés et dont on connaît ou dont on soupçonne déjà toute l’ampleur … Il y en a pour l’horizon 80. Il y en a pour modérer le rythme de croissance des secteurs publics et pour notre éducation à tous en tant qu’acheteurs de produits. Il y en a, bien entendu, pour l’appel aux investissements, et j’en oublie sûrement un ou deux. Et là-dessus, bien sûr, nous sommes d’accord, comme on peut l’être avec tout énoncé de bonnes intentions. Quant au fameux projet d’une agence postcontrôle, qui s’est rétréci sous nos yeux comme une peau de chagrin, laissons à ses auteurs le soin de vous apprendre ce qui en reste. Enfin, s’il y a aussi quelques projets précieux d’investissement, çà et là, comme celui qu’on parachutait avant-hier dans le vieux Port de Québec, il ne serait pas correct d’enlever à leurs « généreux donateurs » le plaisir de les annoncer.

Mais de ce qui aurait pu vraiment compter, vraiment renverser une situation qui va se détériorant, vraiment réorienter au bénéfice de la population des masses de ressources et d’énergies mal employées, il n’y a rien ou fort peu de choses.

1. Nous avions souligné les lenteurs absolument glaciaires de toutes les négociations de tous les moindres pourparlers avec l’énorme bureaucratie fédérale. Les mois et même les années qui s’y dépensent, les frustrations qui s’accumulent pendant que des besoins douloureux se font de plus en plus criants dans tous les coins. Sauf erreur, ce n’est pas parti pour changer le moins du monde.

2. Forts de l’appui récent de tous les autres gouvernements provinciaux, nous réclamions tout particulièrement des assouplissements majeurs dans le secteur du logement subventionné, et le remplacement par une enveloppe budgétaire globale (le « block funding ») des chinoiseries paralysantes qu’Ottawa a imposées depuis trois ans. Il y a, dans tout le Québec, des milliers de personnages âgés et de familles désunies, qui attendent en vain, depuis des années, qu’une société civilisée et riche leur fournisse un toit convenable et que cet appareil bureaucratique étouffant condamne à attendre encore. Comme ils attendent aussi très souvent dans ces quartiers de nos villes qu’on a laissé vieillir et se dégrader, nous avons de plus souligné l’urgence de vigoureux programmes de rénovation urbaine.
Sur ce point qui était et demeure pour nous essentiel, je tiens à remercier nos collègues des autres provinces pour la façon dont ils ont, eux aussi, fait ce matin porter leurs pressions unanimes sur une administration fédérale qui a servi ces dernières années à ralentir plutôt qu’à accélérer les choses. Ils ont même réussi à arracher pour la première fois au ministre fédéral de ce qu’on appelle les Affaires Urbaines, le mot de « flexibilité » qu’il a aimablement prononcé en anglais. Après quoi, en Français, Monsieur André Ouellet a repris à notre endroit le ton habituel de l’organisateur en chef libéral – pour détruire de son mieux, dans une belle envolée, tout l’effet des propos soigneusement calculés qu’il venait d’adresser aux autres. En plus de fausser le tableau, sans vergogne et d’une façon tout spécialement et unilatéralement insultante pour les Québécois et leur gouvernement, il s’est replongé avec volupté dans le flou bureaucratique, l’imprécision des échéances et le goût permanent d’ingérence des politiciens fédéraux. Si l’on ajoute l’espèce d’arrogance inconsciente avec laquelle on parle sans arrêt d’argent fédéral, comme si cet argent n’appartenait pas strictement aux contribuables québécois pour la part qui leur revient, je dois dire que cette attitude trahissait beaucoup plus de partisannerie, et même d’énervement politique, que le moindre souci des résultats concrets et rapides qui sont, ou plutôt qui étaient indispensables. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai résisté de mon mieux à la tentation de risquer devant le reste du Canada la scène de chiffonniers que Monsieur Ouellet tâchait évidemment de provoquer.

3. À cause d’autre part du véritable état d’urgence au bord duquel se trouvent certaines villes minières, du cuivre et du zinc, nous avons proposé ici qu’on trouve d’urgence une façon de consacrer au maintien de ces emplois une partie sinon l’équivalent des montants astronomiques que coûte l’assurance-chômage, afin de compléter les efforts que nous fournissons déjà. Sauf erreur, ça ne presse pas malheureusement. On donne l’impression de vouloir très délibérément et passivement attendre que des centaines sinon des milliers de mineurs viennent grossir les rangs des chômeurs.

4. De même que semblent fort peu pressants, du haut de cette colline, les besoins pourtant aigus de modernisation et d’équipement de nos pâtes et papiers, que l’Assemblée nationale constatait dernièrement avec tous les intéressés. Même si le Québec reçoit une part relativement minime des « largesses » de l’Expansion régionale fédérale, des subventions industrielles fédérales et de la Banque de Développement fédérale, nous n’avons pas l’impression qu’en dépit de ses problèmes inquiétants, le premier secteur industriel du Québec soit encore tout à fait assez mal pris pour qu’on s’en occupe de ce sommet où nous sommes.

5. Quant à nos producteurs agricoles, surtout dans l’industrie laitière, pour qui nous demandions certaines assurances minimales pour l’avenir, avec un modeste relèvement des quotas fédéraux qui ne cessent de diminuer depuis trois ans, on nous a savamment expliqué que c’était probablement impossible. Car si l’Europe du Marché Commun entretient ses producteurs en accumulant d’énormes surplus, le Canada fédéral aura fini, au mois de juin, de se débarrasser complètement des siens … et, bien sûr, d’un bon nombre d’agriculteurs en même temps. Il faut ce qu’il faut, et on n’est plus à l’époque où on payait les producteurs de blé pour qu’ils s’abstiennent de produire. Il est vrai que ce n’était pas au Québec. Et là encore, le fédéral assiste stoïquement et sans broncher à une deuxième baisse consécutive du revenu net des producteurs québécois, cette fois-ci de 12.5 % pour 1977.

6. Du côté des transports, il semble bien qu’on maintiendra jusqu’à nouvel ordre un système ferroviaire proprement génial qui permet d’acheter au Chili du concentré de cuivre qu’on trouverait en Colombie britannique si ça ne coûtait pas plus cher pour le transporter, et qui permet de sauver 22 $ sur la tonne de papier destinée au Middle West à condition de l’expédier par le rail américain plutôt que le nôtre. Bref, nos chemins de fer vont continuer de faire payer par nos pâtes et papiers et nos minerais les déficits que leur infligent le blé de l’Ouest et les voyageurs de plus en plus rares qu’on daigne encore endurer.

7. Ai-je besoin d’ajouter, enfin, que nous aurons amplement le temps de faire entendre à nouveau, sinon de faire écouter, le manque à gagner de 100 millions $ de Loto-Canada qui compromet le remboursement de la dette olympique, et l’insignifiante réclamation de plus de 800 millions $ pour les services policiers dont les Québécois déchargent depuis toujours le trésor fédéral ?

Sauf ces deux montants qui ne figurent pas d’hier soir, dans ce que nous considérons à juste titre comme des comptes recevables, on aura remarqué que nous demandions bien plus de réaménagements et de retour aux vraies compétences que d’argent neuf. Sachant à quel point Ottawa s’est financièrement mis dans le trou, comme nous le notions dès le départ, nous avons tâché de nous en tenir à des corrections administratives et surtout à un meilleur emploi des fonds publics – comme par exemple ces centaines de millions qu’on gaspille dans toutes sortes de programmes – cataplasmes improvisés, espèces de secours directs appelés à disparaître alors que tomberont les feuilles d’automne prochain. Mais là encore, rien à faire, d’autant plus qu’il s’agit d’ordinaire de ces champs qu’Ottawa affectionne entre tous, ceux qui ne lui appartiennent pas.

Ainsi fonctionne le régime. S’il y a là quelque part une quelconque volonté, ce n’est plus guère que la volonté de se maintenir en place. Pour ce qui est de la volonté authentiquement politique, une machine administrative absurde et son tout-puissant mandarinat l’ont fatalement laminée, délayée, transformée d’abord en sursauts velléitaires, et puis ensuite en simple routine mécanique, dont les mouvements ne sont plus que des réflexes conditionnés, renforcés encore par la possession tranquille de l’illusion du pouvoir central.

Renforcés également, comme ont pu le constater ceux qui ont des yeux pour voir et qui s’en sont servis depuis trois jours, par la renversante facilité avec laquelle ce régime permet de camoufler souverainement ses responsabilités et de les noyer dans la diversité et les contradictions touffues des provinces et des régions, tout en les employant aussi avec l’art consommé des anciens Romains pour régner en divisant.
Et pourtant, tout espoir n’est pas perdu, puisque les élections s’en viennent. Les princes qui nous gouvernent au centre auront bientôt besoin à nouveau de leurs électeurs, et c’est ligne de besoin qui fait toujours découvrir soudainement au moins une partie de ceux des autres.

Quoique nous le soupçonnions fortement, si nous avions su avant d’arriver que c’était en fait pour préparer un scrutin fédéral nous aurions pu, depuis la mi-décembre, économiser les fatigues et les frais de 10 conférences sectorielles que 60 ministres et hauts-fonctionnaires québécois ont dû s’infliger, sans compter une bonne centaine d’autres qui ont eu à alimenter cette mobilisation générale qui n’a guère donné de résultats concrets sur le terrain.

[QLVSQ19780215]

Share