Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
Bonsoir.
Je voudrais utiliser les quelques minutes qui sont mises à ma disposition ce soir pour aborder une question qui m’est particulièrement chère et qui devrait préoccuper tous les citoyens que nous sommes: je veux parler de la langue française.
Au Québec, la langue de la majorité des citoyens est dangereusement menacée d’assimilation. Immergée dans un continent anglophone, la langue française est contaminée par les anglicismes et les américanismes et souvent elle ne constitue même pas la langue première des communications.
Cette affirmation n’a rien d’original, mais elle demeure une vérité humiliante. Depuis quelques années, particulièrement depuis la publication des Insolences du Frère Untel, de multiples efforts ont été déployés dans le sens d’une revalorisation linguistique, mais ces efforts, aussi louables soient-ils, restent nettement insuffisants quand on songe que pour beaucoup de francophones québécois le français reste une langue intimidante. Il ne faut pas chercher loin autour de nous pour trouver des québécois d’expression française qui rougissent devant ceux qui s’expriment correctement, sans commettre les maladresses, les incohérences, les imprécisions, les barbarismes et les anglicismes que nous commettons et tolérons tous inconsciemment. Gênés par ce que la patrie leur a donné de plus sacré, ils s’enorgueillissent de préférence dans l’utilisation d’une langue seconde. Aussi, Montréal, la seconde ville française au monde, offre-t-elle encore aux visiteurs un visage anglais, et nous, citoyens du Québec, sommes obligés d’avouer tacitement notre barbarisme parce que, si nous sommes en majorité francophones, nous parlons trop souvent mal notre propre langue quand nous ne sommes pas forcés de parler une autre langue et nous vivons dans un contexte social où le visage de notre plus grande ville exprime autre chose que ce que nous sommes.
Pour ma part, si je suis fier du Québec, je suis un peu humilié quand je pense à l’image que nous laisserons à ceux qui viendront se joindre à nous sur la Terre des Hommes à l’occasion de l’Exposition universelle. Je ne doute aucunement de l’accueil chaleureux que nous sommes capables de réserver aux millions de visiteurs qui envahiront Montréal et l’ensemble du territoire du Québec. Néanmoins, je reste sceptique quant à l’impression qu’exercera notre culture dans le cœur des hommes du monde entier.
Quand serons-nous suffisamment humiliés des vicissitudes de la langue française chez nous pour entreprendre la réforme systématique qui s’impose ? Quand serons-nous assez fiers pour nous exprimer correctement dans notre langue nationale et pour imposer celle-ci comme langue prioritaire dans les limites de notre territoire ?
Il est évident que l’État doit intervenir lui-même dans le processus d’un redressement linguistique. Tout en veillant à ne pas isoler le Québec dans un ghetto, l’État doit adopter des mesures très fermes pour imposer le français, non seulement dans l’enseignement mais dans tous les secteurs de la vie publique.
C’est sans doute un grand scandale de notre milieu de constater, chaque jour, qu’un Canadien français au Québec ne peut gagner sa vie décemment et avancer dans presque toutes les sphères de la vie industrielle et commerciale sans posséder une bonne connaissance de l’anglais, tandis que l’Anglo-québécois peut, sans connaître un seul mot de français, franchir tous les échelons de l’ordre économique et parvenir aux plus hauts postes dans la vie sociale. Le Rapport Parent ne manque pas d’attirer notre attention sur cette question: « Tous les Canadiens français instruits savent les deux langues; les Canadiens anglais – constituant douze pour cent de la population de la province et une minorité plus longuement scolarisée que la majorité… – ne se tire parfois d’affaire que péniblement en français ou même ne le comprennent pas du tout ».
Cette situation qui oblige une masse imposante de travailleurs, de techniciens et de professionnels à utiliser quotidiennement une langue étrangère dans ses relations de travail ou d’affaires démontre bien la gravité du péril qui menace la langue française. On a su dire qu’une « langue qu’on ne parle qu’après cinq heures est déjà une langue morte ». Il suffit d’un peu de sens commun pour se rendre compte que c’est déjà un fait accompli pour une partie de la population québécoise. C’est particulièrement vrai dans le milieu montréalais où le nombre de nos compatriotes en voie de perdre leur langue maternelle atteint des proportions inquiétantes, c’est aussi vrai dans des régions éloignées comme celle de Pontiac, véritables régions « sinistrées » au point de vue linguistique.
Or, il est strictement raisonnable que, dans un Québec qui s’affirme de plus en plus français et qui désire s’affirmer davantage français, les groupes minoritaires puissent s’exprimer correctement dans la langue de la majorité.
C’est pourquoi, au Québec, il faut donner au français le statut de langue nationale et lui conférer le prestige d’une grande langue de civilisation. Le français doit devenir langue nationale, c’est-à-dire la langue d’expression de l’État qui, d’abord, en respectera le génie et l’esprit dans ses textes législatifs, décrets et règlements, auxquels il donnera un caractère original qui ne soit plus un service de traduction du jargon administratif anglo-saxon.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue courante de communication de l’État, de ses hommes publics, de ses grands commis et de toute la fonction publique.
Le français, langue nationale de l’enseignement de toutes les matières – avec usage d’excellents manuels français – dans les institutions scolaires que fréquentent les Canadiens français et les Néo-québécois. Langue enseignée selon des normes modernes et efficaces dans toutes les institutions scolaires et académiques des Anglo-québécois, afin que ceux-ci puissent communiquer et vivre normalement dans un milieu sociologique francophone.
Le français, langue nationale et d’usage courant aussi dans le milieu du travail, des affaires et de l’administration, afin que l’usine, l’atelier et le bureau respectent le caractère francophone de la population; afin que le Canadien français puisse normalement atteindre au plus haut sommet de l’échelon économique dans sa propre langue.
Le français, langue nationale et obligatoire dans la négociation et la convention collectives.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue d’affichage sur tout le territoire national québécois; langue de la publicité et de la communication de masse; langue d’identification de la patrie québécoise, de la toponymie de ses villes et de ses accidents géographiques, langue qui nomme les entreprises industrielles et d’affaires, les sociétés commerciales et les institutions qui s’établissent, vivent et prospèrent sur le sol québécois.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue légale puisqu’il faudra qu’un jour tous les contrats publics, collectifs et privés, les jugements des cours, les actes notariés et tous les documents légaux, les procès-verbaux des corps publics et des institutions soient rédigés en français et soient reconnus officiels devant la loi dans leur version française.
Cet énoncé démontre clairement que l’État a une lourde responsabilité face à l’avenir de la langue française chez nous.
Mais toute intervention de l’État pour faire du français la langue nationale au Québec serait vaine si chaque Canadien français ne découvrait pas lui-même les motifs profonds qui appellent un redressement linguistique, si chaque Canadien français ne s’imposait pas personnellement le perfectionnement de sa langue maternelle.
L’intervention de l’État serait aussi inutile si les groupes, ceux qu’on appelle les corps intermédiaires, ne cherchaient pas des moyens propres pour participer au processus de revalorisation de la langue majoritaire.
Aujourd’hui, je voudrais dire à tous les Québécois d’expression française que 1967 doit être une année déterminante en vue de repenser le Québec en français. Pour certains, c’est l’année d’un anniversaire, celui du centenaire de la Confédération canadienne. Pour les citoyens du Québec, quels que soient leurs sentiments patriotiques et leur option constitutionnelle, elle doit être plus encore la ligne d’un départ, le départ d’une grande conquête: celle de la liberté. Pour le Québec tout entier, 1967 est une année importante: non pas pour les souvenirs qu’elle ranime, mais pour les espérances qu’elle annonce. Je pense que la détermination nouvelle du peuple québécois est assez grande pour que l’on puisse affirmer sans restriction aucune que 1967 ne sera pas pour le Québec le passage d’une aliénation à une autre.
Au contraire, 1967 doit s’inscrire comme une étape majeure de notre désaliénation collective. Dans cette perspective, elle doit susciter les efforts les plus considérables afin de rendre tous les citoyens maîtres de leur langue.
Cette entreprise n’est pas moins qu’un défi, car nous aurons à lutter constamment contre des pressions souvent inavouées. Mais je pense que si chacun de nous décide en son âme et conscience de se ranger du côté de la langue française, si chacun de nous opte délibérément pour une expression orale et une expression écrite correctes, nous aurons assuré en grande partie notre survivance en Amérique et nous aurons garanti presque à coup sûr notre avenir collectif.
Quelqu’un disait que « notre langue est une structure sociale qui attend ses solutions d’une façon aussi urgente que la structure économique ». Pour ma part, je persiste à croire que notre destin n’est pas conditionné uniquement par la maîtrise de notre économie mais aussi par une connaissance et une utilisation par faites de la langue française.