Toasts prononcés par les premiers ministres de France et du Québec, le lundi 26 avril 1982

[M. Lévesque:] M. le premier ministre, Mme Mauroy, c’est une joie, c’est un plaisir de qualité pour tous les Québécois qui sont ici, à commencer par ma femme, moi-même et mes collègues du gouvernement, puis tous ceux et toutes celles qui ont accepté notre invitation et, j’en suis sûr, tous ceux et toutes celles qui seraient là si la salle était plus grande, c’est-à-dire si elle était pratiquement à l’échelle de tout le Québec, oui, une joie d’avoir cette occasion de vous recevoir dans cette enceinte de notre Assemblée nationale, rempart conquis de haute lutte de notre identité comme de nos aspirations collectives, de vous recevoir d’abord pour ce que vous êtes personnellement, un constant défenseur des plus démunis, un animateur régional hors pair dans votre pays et maintenant chef d’un gouvernement de grand changement social et économique, et de recevoir, en même temps, à travers vous et l’imposante délégation qui vous entoure, ce peuple français qui est et qui nous sera toujours proche et, comme vous l’avez si bien dit vous-même à quelques reprises depuis deux jours, ce peuple français qui ne pourrait plus jamais songer à un second abandon. C’est ce que veulent traduire discrètement, là sur les tables, ces deux symboles qui, me semble-t-il, se marient bien esthétiquement, ça ne fait aucun doute, mais également, puisqu’il existe un langage des fleurs, ces deux-là, côte à côte, redisent à leur façon nos efforts à nous pour amener à son plein épanouissement notre Nouvelle-France et les vôtres pour mettre au monde, comme vous dites, une France nouvelle.

La France et le Québec soulignent donc, ce soir, de façon officielle, en y associant d’éminents représentants des divers milieux de la société, le gouvernement et le Parlement, avec l’Opposition, pour bien souligner la continuité indiscutée de nos relations, l’université et l’Église, qu’on pourrait réunir facilement en la seule personne de Mgr l’archevêque primat, qui a été éminent sur les deux plans, la vie régionale et municipale, avec M. le maire de Québec, M. le maire de Montréal et messieurs les maires des régions que nous avons visitées et quelques autres… Tous ensemble, nous sommes venus ici pour souligner la solidité et la richesse de nos relations bilatérales, pour marquer ainsi une oeuvre entreprise maintenant depuis 20 ans, pour exprimer une certaine satisfaction pour tout ce qui a pu être accompli déjà et surtout pour considérer avec assurance maintenant, à partir de l’acquis, tout ce qui peut être fait demain dans cet avenir que nous nous préparons, que nous devons nous préparer, en dépit et même je dirais à cause des difficultés présentes.

Dans les relations qui prévalent entre les peuples, comme dans celles qui s’instaurent entre les individus, il n’y a ni formule magique, ni recette miracle qui autorise quiconque à négliger la réalité des faits ou à s’écarter des impératifs du moment, de la conjoncture. La poursuite de nos objectifs à plus long terme – nous en avons beaucoup, nous en discernons un certain nombre déjà depuis deux jours – même de ceux de ces objectifs qui entendent simplement modifier les conditions existantes doit respecter ces exigences parce que les faits sont têtus et il faut savoir constamment les rencontrer, si j’ose dire, avec le même front. Vous-même, M. Mauroy, vous nous l’avez rappelé fort justement il y a quelques années à peine et je me permettrai de vous citer là-dessus en utilisant un passage de votre livre qui est une belle image-programme, qui s’intitulait Héritiers de l’avenir. La politique, c’est l’action, écriviez-vous; choisir un objectif, définir les moyens et les employer collectivement jusqu’à ce que cet objectif soit atteint. La politique, pour paraphraser une lapalissade, c’est l’art du possible, mais au-delà, on peut rêver, bien sûr. Le rêve alimente l’imagination. Il permet d’échafauder les objectifs futurs. Mais, à la base, il y a toujours et encore l’action, l’action vraie, efficace, celle qui change l’ordre des choses. Cette action qui change l’ordre des choses, n’est-ce pas justement ce que, patiemment, pas à pas, le Québec et la France ont entrepris ensemble, depuis le début des années soixante? N’est-ce pas ce qui se poursuit encore aujourd’hui pour garantir qu’une coopération véritable, diversifiée, persistante se développe entre nos deux peuples au rythme même des besoins qui naissent un peu partout dans nos sociétés et en respectant l’évolution que nous avons vécue, forcément, chacun de notre côté? Je crois que c’est ainsi, c’est bien ainsi que nous avons atteint les succès dont nous nous félicitons aujourd’hui et de cette même manière réaliste et acharnée que nous maintiendrons le cap dans la bonne direction.

Notre séance de travail de ce matin nous aura confirmé, M. le premier ministre, vous l’avez dit vous-même d’ailleurs, que c’est vraiment l’attitude que vous et moi et nos deux gouvernements entendons faire prévaloir. Nous avons passé en revue les grands axes de notre coopération économique, scientifique et technique aussi bien que sociale et culturelle et dans chacun de ces domaines nous avons, sans trop de peine, repéré plusieurs des vrais besoins auxquels, en partie du moins, peut répondre cette coopération entre nous.

Nous avons su tout particulièrement confirmer et intensifier encore davantage l’orientation économique de plus en plus concrète que pouvaient et, par conséquent, que devaient prendre plusieurs aspects de nos relations.

Faut-il s’en étonner alors qu’en France comme au Québec, et nous ne sommes pas différents à cet égard des autres pays occidentaux, nous connaissons ce qui se révèle maintenant être la crise la plus sérieuse et la plus prolongée de cette deuxième moitié du vingtième siècle? Dans un tel contexte que nous ne pouvons pas éviter, mais que nous voulons traverser le mieux possible, il est naturel que des partenaires aussi étroitement liés que nous le sommes maintenant veuillent s’épauler pour faire ensemble un bout du chemin qui nous mènera à la sortie de cette crise.

Derrière les succès que nous pourrons et que nous devrons sûrement enregistrer de ce côté, il y aura des choses aussi essentielles que l’exercice du droit au travail, si cruellement ignoré par certaines politiques en ce moment, et aussi une plus grande et une meilleure maîtrise des savoirs sans cesse plus complexes, plus exigeants, sans lesquels tout progrès véritable et continu peut vite devenir une illusion. Tout cela serait cependant difficilement accessible, sinon impossible à atteindre, s’il n’y avait pas entre nous et s’il n’y avait pas eu entre la France et le Québec d’abord ce renouement et puis ce réapprentissage de ce que nous sommes de part et d’autre et puis, maintenant, cette amitié agissante qui est et qui doit demeurer le moteur essentiel de tout le reste.

Vous avez pu constater vous-même, M. le premier ministre, depuis votre arrivée parmi nous, combien l’amitié de la France nous importe et combien nous accordons de prix aux témoignages qui nous en sont donné. Je parle, bien sûr, comme chef de gouvernement soucieux de la qualité des relations intergouvernementales, mais je parle aussi, j’en suis sûr, au nom des Québécois et des Québécoises de plus en plus nombreux, d’année en année, depuis une génération, qui souhaitent simplement et sincèrement maintenir et étendre toujours davantage le réseau de liens professionnels, mais aussi richement personnels qu’ils ont établis avec les gens de chez vous. J’ai évoqué tout à l’heure votre goût pour l’action et votre engagement au respect des réalités et des faits. Je me permettrai donc maintenant d’évoquer, sans trop d’insistance, une réalité qui pour nous, bien sûr, est la première de toutes, qui est celle du Québec d’aujourd’hui, une société en pleine évolution, qui veut assumer toute la responsabilité de son devenir, qui non seulement le veut de plus en plus clairement, mais qui en a besoin, un besoin proprement vital de parvenir à cette plénitude.

Le Québec actuel, tout comme le Québec de demain, n’est pas, bien sûr, une puissance dans le monde ni par la force ni par le nombre. Ce qu’il est, toutefois, et avec un impact qui dépasse quelque peu sa taille numérique, c’est une expression vivante et évolutive de la diversité qui marque la civilisation nord-américaine, celle du monde occidental et aussi celle, bien sûr, du grand ensemble francophone. Il y a bien des voix qui ont le droit et le devoir de dire chacune son expérience de l’histoire contemporaine et sa façon d’y vivre la condition humaine. Être Québécois en est une qui est tout autant unique et irremplaçable, donc, et légitime que n’importe quelle autre. Il importe aussi qu’elle puisse s’exprimer dans toute sa plénitude.

Maintenant, la France et son premier ministre savent déjà amplement et même souvent plus qu’ils ne l’auraient souhaité, car nous ne pouvons pas nous permettre de le taire et d’entretenir ainsi des ambiguïtés malheureuses, donc, la France et son gouvernement savent amplement que la démarche politique que mène depuis près de six ans maintenant notre gouvernement se poursuivra. Nous conservons notre idéal, qui est un projet, en misant farouchement et avec pleine confiance en l’avenir sur l’expression démocratique des choix décisifs auxquels inévitablement sera confronté le Québec, c’est-à-dire fondamentalement la nation française qui est ici au Québec et qui constitue, après la France elle-même, la plus importante communauté humaine ou, comme vous aimez le dire à l’occasion, le plus important rameau qui soit issu de votre vieux tronc. J’ai tenu, en quelques brefs instants, à m’exprimer clairement là-dessus car votre amitié nous importe. L’amitié de la France est importante pour nous et l’amitié, peut-être avant tout, a besoin de transparence.

Loin de nous, cependant, l’idée que vous devriez intervenir dans ce processus qui est le nôtre. Ce serait aller à l’encontre d’une tradition de respect mutuel que nous avons développée entre nous. Nous assumerons nous-mêmes – et nous avons démontré que nous en sommes capables jusqu’à présent, pour le meilleur ou pour le pire – la responsabilité d’avoir à choisir notre destin. Nous attendons simplement de la France qu’elle continue à reconnaître le Québec comme elle le fait depuis 20 ans, – comme, semble-t-il, cela peut maintenant s’intensifier – comme partenaire et partenaire privilégié sur certains points, ce Québec moderne dont la marche, encore incertaine, mais certainement pas immature, se fait clairement par en avant, vers l’avenir et vers ce choix que j’évoquais et à propos duquel le moment venu nous savons pouvoir compter sur la compréhension et sur l’appui de la France.

Quoi qu’il en soit, l’heure n’est plus aujourd’hui à la redécouverte entre nous, mais bien plutôt à l’intensification de ce que nous avons déjà largement commencé à faire ensemble et, dans bon nombre de secteurs, à réussir ensemble. Il serait trop long de vouloir tout dire, tout raconter de ce que nous avons réalisé dans les divers domaines de notre coopération. Plusieurs des personnes, d’ailleurs, qui sont ici ce soir pourraient nous fournir à cet égard des témoignages concrets et fort éloquents. Des universitaires, des responsables d’organismes d’État, des membres de l’administration publique, des gens d’affaires, entre autres, peuvent rendre compte des fruits qui sont déjà bien plus que prometteurs de nos échanges scientifiques, techniques, industriels, et nous rappeler, si besoin en était, à quel point tout cela importe dans le développement et la modernisation de nos économies et dans l’extension du savoir et de son application qui donne prise sur les choses. Certains de nos artistes aussi qui sont avec nous – ceux qui sont avec nous en tout cas, je le pense bien – nous indiqueraient avec à-propos qu’il est nécessaire également, aujourd’hui comme hier, de faciliter nos échanges culturels et de ne pas négliger cet aspect de nos relations, même si nous entendons mettre davantage d’accent sur les liens économiques. L’un n’exclut pas l’autre. La culture, le développement économique, en ces matières tout est dans tout et inversement, et on remarque d’ailleurs, dans ces milieux de création littéraire, artistique, une audace et une autonomie d’action au moins comparables à celles qui animent de plus en plus nos milieux d’affaires.

En terminant, je vous remercie à nouveau, M. le premier ministre, Mme Mauroy, d’avoir accepté notre invitation à séjourner parmi nous quelques brèves journées. Je vous sais gré également d’avoir voulu donner suite dès la première année de votre mandat à l’accord de 1977 qui prévoit ces rencontres périodiques entre le premier ministre de France et celui du Québec. Ces rencontres font partie des moyens que nous nous sommes donnés conjointement pour garantir la pérennité et de plus en plus, si possible, l’excellence de notre coopération. Le travail que ces rencontres nous permettent d’accomplir ne peut que renouveler chaque fois les impulsions politiques qui sont toujours nécessaires pour que cela aboutisse. Elles confirment, enfin, toute l’ampleur de cette coopération et les valeurs exceptionnelles qu’elles renferment pour nos sociétés respectives.

Pour résumer le tout, mes chers amis, je vous demande de lever votre verre à la santé de deux nordiques dépareillés, exceptionnels le premier ministre de la République française et Mme Mauroy, ainsi qu’à l’amitié et à une coopération de plus en plus large, de plus en plus concrète et de plus en plus féconde entre nos deux peuples.

[QLVSQ19820426]

Share