Discours du premier ministre, Monsieur René Lévesque, prononcé le 6 mars 1978, à l’Université de Montréal

Je vous remercie de m’avoir invité à participer à vos débats et je vous remercie aussi pour la générosité avec laquelle vous avez fourni dans un des kiosques un tableau sur lequel je vais aussi mettre quelques mots, concernant l’éducation permanente, si vous me permettez de m’amuser un peu.

Je tâcherai certes de le faire de mon mieux pour ne pas mêler la plupart d’entre vous qui êtes ici, parce que le sujet vous passionne et que vous y travaillez très fort.

Il paraît donc qu’il y a plusieurs façons de concevoir l’éducation permanente, dont l’intégrée ou la parallèle… encore qu’ici, me dit-on, ce serait plutôt la périphérique, bref une diversité qui doit faire que certains clients doivent avoir bien de la misère à se retrouver là-dedans…

Et d’abord est-ce qu’on doit parler d’éducation des adultes, ou d’éducation permanente, ou, selon un terme qui est en train de revenir à la mode, de l’éducation récurrente, dont l’OCDE parle beaucoup? J’ai demandé tout à l’heure à des gens qui travaillent dans le milieu comment on pouvait démêler ça. Eh bien, il paraît que c’est l’alternance entre le formel et le non-formel qui peut permettre aux permanents de devenir récurrents, et de le devenir sans rancune!

Là, nous allons finir dans le domaine, ayant assez de termes pour pouvoir en parler sans trop dire de bêtises, et d’autant plus que ça, c’était juste pour vous montrer jusqu’à quel point je suis profane.

Je voudrais d’abord remercier infiniment ceux qui ont eu, quant à moi, l’excellente idée (et vous allez comprendre pourquoi je me trouve un peu chez moi, mais en profane encore une fois), l’excellente idée de m’inviter à participer à cette deuxième partie du vingt-cinquième anniversaire. Un vingt-cinquième anniversaire qui évoque un quart de siècle qui a été remarquablement bien rempli depuis le début du mouvement jusqu’au développement assez phénoménal d’aujourd’hui. C’est un vingt-cinquième anniversaire, à mon humble avis, qui évoque encore bien davantage l’extraordinaire intensité et la multiplication probablement inconcevable des besoins qui apparaissent déjà et qui vont apparaître, dont, je pense, l’ampleur est déjà perceptible et qui vont, à mon humble avis, être parmi les plus grandes choses de la fin du vingtième siècle.

On se chicane encore entre l’éducation des adultes, l’éducation permanente, l’éducation récurrente. Une chicane de sémantique est une chose, mais au-delà des problèmes de sémantique, il y a ceci) c’est que, veut, veut pas, on s’en va ici, au Québec, peut-être un peu plus qu’ailleurs, mais on s’en va ici comme partout dans ce qu’on appelle les sociétés avancées vers quelque chose qui va ressembler à cette perspective prophétique du maréchal Foch, qui disait déjà, parce que c’était un assidu au travail qui avait aussi une certaine perspective de l’avenir: « Il n’y a pas, il n’y a plus d’homme cultivé. Il y a seulement des hommes qui se cultivent ».

Il va falloir que ce soit vrai de plus en plus parce qu’on n’y peut rien, le monde va être fait comme ça. Il y a des banques essentielles mais la culture ne pourra plus jamais être considérée comme un acquis final, comme un navire avec lequel tu peux quitter la rive et puis dire: je n’ai plus besoin de travailler dessus.

Si vous permettez deux petites remarques personnelles, deux perceptions qui viennent d’une expérience vécue; c’est d’abord le fait que, dans l’emploi que j’occupe jusqu’à nouvel ordre, je n’ai pas besoin de vous dire que l’éducation permanente, c’est une chose que je suis obligé de vivre tous les jours. À tous les jours, ceux qui ont à traiter avec moi ou ceux qui m’entourent mettent le nez sur l’extraordinaire insuffisance de ce que je pouvais avoir comme bagage et sur le fait aussi que ce bagage, que je pensais solide, était plus court, et parfois périmé, justement. D’où la nécessité absolue de me résigner à un recyclage constant, continuel qui, de toute façon, ne sera jamais terminé. Evidemment, si Dieu me prête vie, après, je sortirai de là avec une série de connaissances que je n’avais pas. Moi, je fais des offres, par exemple, comme un expert sur les sièges sociaux, sur les sondages et sur ce qu’on appelle dans le franglais de notre époque le « public-relation ». Ca, c’est une chose – je suis bien obligé de l’avouer, – c’est un truc interne de notre action politique que je vous raconte comme ça, parce que c’est comme ça que c’est arrivé. C’est que, à l’été 1976, quelques mois avant les élections de novembre 1976, on avait découvert dans notre action politique que nous avions besoin d’une certaine perspective renouvelée, donc de mettre au point des manifestes pour l’action politique.

Il fallait rebâtir une politique donc rédiger un manifeste: ça faisait depuis 1972 qu’on n’avait pas relancé notre réflexion et chacun avait la responsabilité de son chapitre.

Le chapitre qu’on m’avait demandé, c’était celui de l’éducation.

Croyez-le ou non, quand monsieur Bourassa a décidé de lancer son élection et qu’on a été obligé de mettre les manifestes sur les tablettes (il y est encore d’ailleurs), j’avais mes quarante pages bien tassées, écrites sur l’éducation. Ça se terminait par une envolée, que je crois très valable encore aujourd’hui, sur l’éducation permanente, justement, et j’avais placé une phrase que j’avais découverte et qui m’avait frappé, une phrase de Michelet, qui était un des grands écrivains, surtout un grand historien, du siècle dernier mais qui a été aussi en politique à ses heures. Et je ne savais pas que ça l’avait préoccupé à ce point-là. La phrase était celle-ci: « Quelle est la première partie de la politique?  » Réponse: l’éducation. La seconde partie: l’éducation. Et la troisième: l’éducation. Evidemment, il voulait rentrer son clou, mais foncièrement, il avait raison.

C’était vrai autant pour Michelet que pour nous, et de façon centrale, si l’une des fonctions essentielles de la politique, c’est de prévoir, en tout cas d’essayer tant bien que mal de prévoir, ce qui s’en vient. Une chose qui saute aux yeux, c’est qu’une des grandes voies de l’avenir de l’éducation, je dirais même peut-être la voie royale de l’avenir, c’est l’éducation permanente que vous représentez ici. Je vais donc essayer de vous dire en quelques minutes de mon mieux comment je la conçois. Si c’est ça, sûrement ce n’est pas une réorientation qui peut se faire du jour au lendemain, ce n’est sûrement pas une réorientation qui peut se faire d’une seule manière, chirurgicale, en taillant dans le vide. Parce que l’éducation, c’est une action-choc, et trop complexe, et trop délicate aussi, pour qu’on puisse jouer avec, à volonté. D’autant plus qu’il ne faut pas oublier quand même qu’il y a à peine 15 ans, il n’y a même pas 15 ans, qu’on a mis ça en place et commencé à l’appliquer. Les jours de la Révolution tranquille ont chambardé tout notre système d’éducation, toutes nos conceptions d’éducation pour la première fois depuis longtemps. On ne peut pas recommencer ça à tous les 10-15 ans, mais il y a une chose certaine, c’est qu’on s’en va dans cette direction-là. Et c’est en effet relié à ce qu’on a appelé la Révolution tranquille, c’est-à-dire aux découvertes qu’on a faites pendant les années 60. Oui, là, je pense, comme ailleurs, là – les fruits n’ont peut-être pas toujours rempli la promesse des fleurs – on a perdu beaucoup d’illusions, mais il reste qu’il y a d’énormes acquis, des actifs qui ont découlé de ce grand chambardement des années 60, très tardif, et qui a donné des résultats 10 ans plus tard à beaucoup de points de vue. Ces acquis-là il ne faut pas les sacrifier par exemple du côté de l’éducation académique, formelle, enfin celle qui se fait dans les écoles, dans les institutions.

On est arrivé, dans certains cas, 50 ans après le reste du continent pour admettre que l’éducation secondaire, il fallait que ça appartienne à tous les jeunes, que ce soit accessible à tous les jeunes. Ce n’est pas une chose à sacrifier, même s’il y a une armée de problèmes dans une école, une polyvalente, etc… On a été obligé d’inventer les CEGEP parce qu’il y avait du débouché du secondaire en nombre sans précédent. Donc, il fallait renouveler la notion collégiale, tant bien que mal. D’autres ont été obligés de le faire aussi dans le monde. Et puis la multiplication des campus, le fait de l’université multi-campus, qui est l’Université du Québec, et puis le développement sans précédent des grands campus traditionnels, y compris cette vieille Université de Montréal et les autres. Tout ça a amené quand même une chose qui est fondamentale: l’accessibilité, la démocratisation, si vous voulez, de l’éducation d’un niveau à l’autre jusqu’au sommet. Cela nous a mis au moins sur le chemin que d’autres, dans bien des cas, avaient suivi avant nous, ceux qu’on appelait justement les sociétés avancées, mais ça, non seulement ce n’est pas une chose à sacrifier, mais c’est une chose à intensifier. Parce qu’on a encore beaucoup de chemin à faire, on a encore du rattrapage à faire. Peut-être, particulièrement, dans le secteur de l’éducation supérieure, et là je parle, si vous voulez, de l’éducation au sens classique, à plein temps, où les étudiants et les étudiantes sont là parce que c’est leur période jeune, parce qu’ils ont à faire des études ininterrompues. On a encore forcément du rattrapage, mais on a beaucoup de corrections à faire du côté du contenu. Parce qu’on est très souvent tombé dans la facilité de ce côté-là.

On a suivi un peu certains des mauvais exemples de nos voisins du Sud, qui s’en sont rendus compte eux aussi d’ailleurs. On ne peut pas remplacer certaines des armatures essentielles, le tronc commun de connaissances qu’un honnête homme, une honnête femme ont besoin d’avoir pour faire face à leur époque. On a remplacé ça très souvent par de l’improvisation du côté technique, du côté professionnel, comme on l’appelle couramment.

On s’est quand même attaché à un secteur qui demeure essentiel dans une société qui a terriblement besoin de bons techniciens, de bons professionnels, entre guillemets, au sens des métiers avancés, des métiers de compétence, de production, etc. On a encore beaucoup de chemin à faire de ce côté-là et ça rejoint notre sujet ce soir.

Parce que l’éducation permanente, ça aussi c’est une invention dynamique des années 60, je pense, une découverte qu’on a faite. Cela a peut-être commencé en 52-53, mais en réalité l’élan est venu avec toute cette espèce de découvertes des choses qui caractérise les années 60. Or, cette approche qu’il fallait se donner, pour être dans le courant de notre époque, c’était cette approche classique, la scolarité ininterrompue des jeunes au moins pendant 15 ans de suite s’ils vont jusqu’aux études supérieures, jusqu’à 20 ans d’affilée dans leur vie. Un objectif valable, mais comme facteur d’égalité sociale, ça n’a pas tenu ses promesses. Je pense qu’il suffit d’ouvrir les yeux et regarder ce qui se passe pour le savoir. Ça a même contribué souvent à élargir le fossé entre l’école formelle, si vous voulez, l’école plein temps, et ce qu’on appelle couramment l’école de la vie, même cela risque de créer, si on ne fait pas attention, si on ne trouve pas les moyens d’y remédier, une sorte de puérilité prolongée. Il faut bien le dire aussi, toute cette expansion, qui était absolument essentielle, s’est faite souvent en l’absence de toute coordination. On y a pensé après, il était trop tard. Ça s’est fait sans vraie coordination avec un bon système de prévision et d’orientation. Autrement dit, cela a été fait en rupture à peu près complète avec le monde de l’emploi, le monde des métiers, le monde des carrières. Ca a été fait sans coercition sans doute – parce qu’il n’est pas question de forcer les gens à la liberté et celle de chacun doit continuer à être respectée – mais quand même sans prévision convenablement faite. Ce qui nous a amené le risque, très présent, visible dans la société, de multiplier les désorientés, et aussi les chômeurs diplômés, pour employer une expression à la mode. Et puis ce n’est pas seulement des jeunes que l’on parle, quand on parle d’éducation. Il y a aussi ceux qui ont passé avant, nos parents, les aînés qui, eux, n’ont pas eu les mêmes moyens qui, dans leur propre jeunesse, n’ont pas eu les mêmes facilités, et qui ont le droit, eux aussi, de se rattraper, et qui en ont le goût de plus en plus. C’est même une espèce d’appétit qu’on se doit de développer, et ceux qui font de l’éducation permanente dans les polyvalentes le savent qu’on doit le développer dans tous les coins du Québec, dans toutes les couches de la société.

Ce qui fait que tout ça nous amène au sujet, c’est que parallèlement à l’école classique, à l’approche classique des études ininterrompues pour les jeunes, et aussi découlant de ces bouleversements, de ces découvertes qu’on faisait il y a une quinzaine d’années, s’est développée l’éducation des adultes, l’éducation permanente. Aujourd’hui, dans le prolongement de l’élémentaire et du secondaire, il y a 400000 personnes, surtout des femmes d’ailleurs et c’est normal, qui sont impliquées dans les programmes qui touchent les adultes. Il y en a à peu près 20000 de plus au niveau collégial, avec un système de financement, un budget qui est un peu, disons entre guillemets : « un peu curieux ». Encore plus curieux d’ailleurs comme financement au niveau de l’universitaire et là encore, si mes notes sont exactes, sur la base de la multiplication et de la division des crédits, ça finit par devenir 23000000 $ de financement pour un budget d’éducation permanente, qui lui est de 5000000$. Alors tant mieux pour ceux qui en profitent, mais enfin c’est tout simplement pour dire qu’au point de vue budgétaire, on a besoin de regarder tout ça.

Et le fait qui est central, mais qui lui, je pense, n’amènera pas de discussion tout de suite, c’est que dans l’ensemble universitaire du Québec, c’est entre 60 et 75000 personnes adultes qui sont concernées et, si je suis bien renseigné, à l’Université de Montréal, qui est notre grande université au point de vue de l’effectif francophone, l’éducation permanente représente déjà, me dit-on, 23%, c’est-à-dire 1/4 des effectifs étudiants, et c’est une croissance continue. Ce qui veut dire que si on met tout ça ensemble c’est 500000 adultes, un demi-million d’adultes québécois, c’est-à-dire 1/8 de la population de 18 ans. En montant 1/8, en chiffre brut de la population adulte du Québec, qui est déjà là, d’une certaine façon, n’importe où, selon les degrés, mais 1/2 million, c’est une proportion, je pense, que seules les autruches ne verraient pas. Et c’est appelé à augmenter de plus en plus vite dans les années qui viennent, avec des exigences aussi qui vont s’accroître constamment. Et comme, à mon humble avis, et c’est le vôtre aussi sinon vous ne seriez pas là, c’est une des soifs les plus fécondes qu’on puisse ressentir dans une société, il va falloir que la société y réponde convenablement. Et je dis bien, je vais le répéter, la société, et pas seulement l’école, à quelque niveau qu’elle soit. C’est vraiment un besoin collectif auquel il va falloir répondre. Comme société, l’école étant forcément au centre, l’université, forcément, ayant un rôle stratégique à jouer. Mais c’est l’ensemble de la société. Sinon, on n’arriverait pas à réaliser convenablement, dans une société qui se veut démocratique, qui se prétend démocratique, qui veut le devenir en tout cas de plus en plus, dans une société qui veut l’égalité des chances au maximum pour tous ses citoyens, on n’arriverait pas à réaliser ce qui devrait être le principe le plus fondamental de tous, à condition que ce soit un principe qui s’applique, pas seulement une devise en l’air! La chance et les moyens de s’instruire, le droit de développer au maximum ses goûts et ses aptitudes. Il faut que ça devienne accessible à chacun et à chacune et tout le long de son existence, autrement l’avenir est bloqué quelque part.

On a beaucoup de chemin de fait, et je profite de cet anniversaire, puisque vous m’avez fait l’honneur de m’inviter, pour rendre hommage aux pionniers. J’en connais quelques-uns. Je sais qu’il y en a beaucoup qui ont travaillé depuis 25 ans. Je veux rendre hommage aussi à la relève, parce que ça se multiplie de plus en plus, en termes de besoins et de fonctions, mais il reste tant de choses encore. On le sait parce qu’on sait ce qui se passe dans certains autres pays. On sait qu’on n’est pas les derniers, loin de là, et on sait à quel point il y a encore du chemin à faire, et on sait aussi à quel point il y a le bon sens et puis l’imagination qui vont être mis au pouvoir là-dedans, et puis qui pourraient donner un élan sans précédent à condition qu’on ne chinoise pas trop sur la partie bureaucratique, sur les statuts, les prestiges, etc… Je sais bien que ce que je dis là ne peut pas se réaliser complètement parce qu’il est évident que tous ces compartiments, ces discussions, ces tiraillements sont un des problèmes de notre société, comme des autres, qui souvent empêchent l’élan de se prendre. Enfin, je laisse ça de côté, et puis je me pose des questions sur le côté scolaire par exemple, les institutions d’enseignement académique formel. Ça se fait déjà dans d’autres pays plus qu’ici, mais ici, la dénatalité, en particulier, devrait nous aider à nous orienter d’ici quelques années de ce côté-là avec enthousiasme. Du côté scolaire, avant longtemps, pourquoi une bonne partie des places, pour les élèves à plein temps, ne serait pas réservée aux adultes ? Au secondaire, même à l’élémentaire, pourquoi a-t-on des analphabètes par milliers encore chez nous?

Je suis député maintenant dans un comté de la rive sud. Il y en a plusieurs milliers justement dans le coin où je suis, où j’ai été élu lors des dernières élections. Je regardais les chiffres et ça me sidérait. C’est vrai qu’il y a encore des analphabètes, des analphabètes fonctionnels, à peu près complets, et qui se rendent pas compte qu’ils ne sont pas équipés. Il faudrait faire certains efforts, comme on le pourrait, comme on le devrait. Alors pourquoi, avant longtemps, une bonne partie des places à plein temps ne serait pas réservée aux adultes? Elémentaire, secondaire, collège, et même dans certaines facultés universitaires de tradition aristocratique. On devrait réserver des places à tous ceux et à toutes celles qui peuvent recevoir valablement cette formation-là. Et un jour, avant trop longtemps, si notre monde patronal-syndical pouvait admettre, en plus du partage classique – qui est celui du travail et des loisirs, les vacances, les heures de travail, etc. – en plus de ce partage classique, pouvait admettre quelque chose qui ferait une place pour les études… Que ça s’appelle le congé-éducation, que ça s’appelle comme ça voudra, mais quelque chose du genre. Alors les élèves viendraient de plus en plus de milieux de métiers, de carrières et d’à peu près tous les coins de la sociétés, y compris tous ceux qui n’ont jamais eu la chance d’en profiter.

Je parlais du plein temps, le jour, j’ai pas besoin d’insister sur l’importance durable et croissante, vous le savez, des cours du soir. À condition que ce soit une ouverture la plus généreuse et la plus complète possible. Il y a des coins du monde où l’école n’a pas le droit de fermer avant 11 heures du soir. Elle n’a pas le droit, ce n’est pas un privilège qu’on accorde généreusement à des gens parce qu’on a signé des ententes et des protocoles comme si c’était entre pays étrangers. Ce droit, les citoyens l’ont payé, avec les équipements, les bibliothèques, les gymnases, etc. Et il y a des coins du monde où ce n’est pas à 4 heures l’après-midi et où on ne commence pas à parler des assurances, qui ne marcheront plus après 3h30, etc… où c’est jusqu’à 11 heures du soir.

Il y a combien d’autres avenues qui sont à peine explorées et qui font partie des réalités technologiques ou autres de notre société, de possibilités par rapport à d’autres. Par exemple, on a beaucoup de chemin de fait, mais par rapport à d’autres, on commence à peine à fouiller tout le secteur extraordinairement fécond, si on s’y met pour vrai, des cours par correspondance. Du côté des bibliothèques publiques et, dans les régions excentriques, du côté des bibliobus, on va faire de gros efforts budgétaires cette année : je ne sais pas, les crédits vont paraître d’ici quelques jours, ce n’est pas une grosse primeur. Même s’il ne faut pas croire au pire, ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais il faut, pour ces bibliothèques, il faut faire un effort de ce côté-là, pour la connaissance, la réflexion, la concentration. Par le livre parce qu’on ne concentrera pas toujours exclusivement sur l’image et on va finir par y revenir.

Il y a des pays où on a essayé aussi d’envoyer promener la grammaire pour apprendre la langue maternelle. Et puis on a découvert que, sans la grammaire, on n’a même pas les articulations véritables de la langue. Il va falloir quand même que le livre garde sa place, tant qu’on n’aura pas découvert comment on peut faire une civilisation adulte seulement avec l’image ou le son, ou l’audiovisuel. Il faut que ces bibliothèques, ces publications, ces choses dont les gens ont l’appétit, soient accessibles et reliées à la vie des gens, des citoyens. Ca coûte cher, au moins que ça, soit disponible. À ce point de vue là, j’ai vu un bel exemple l’autre jour, isolé, je ne sais pas mais je voudrais bien qu’il se multiplie, dans la ville de Longueuil où, en plein coeur d’un grand centre d’achat, je pense, entre le coiffeur et le studio, comment ça s’appelle, le studio de conditionnement physique, là… non, non. Vic Tanny’s, du côté de Vic Tanny’s, de l’épicerie et puis de tout le reste, il y a une succursale de la bibliothèque municipale, et puis elle est pleine. Il y a des bouts de choux qui traînent par terre en train de regarder des albums, et puis leurs parents qui fouillent les rayons. Et ça a tellement marché qu’il y a une deuxième succursale, d’après ce qu’on m’a dit, qui doit ouvrir bientôt. Au fond c’est un exemple du fait que ça, c’est vraiment de l’éducation que l’on dit permanente. Que ça devienne disponible, que ça le soit pour vrai, que ce soit collé à la vie des citoyens.

Ça devrait être vrai aussi pour les bibliothèques scolaires, puis – vous ferai-je plaisir en le disant ? – pour les bibliothèques d’universités. Que ce soit des bibliothèques de citoyens parce que tout le monde a déjà payé pour ça, plein temps, pas plein temps… On en a tous besoin de ces fonds-là. Ce sont des fonds très précieux et qui doivent servir à tout le monde.

Il y a un autre domaine que j’ai découvert récemment, et qui est une des avenues les plus extraordinaires du développement collectif, à condition que ce soit employé dans ce sens-là, et toujours sans forcer les gens. C’est le domaine des média électroniques, du côté câble, ou distribution par câble, avec jusqu’à 36 canaux, et il est probable que ça va monter jusqu’à 40 avant longtemps. Il y a là une possibilité de répondre (c’est déjà commencé), de répondre directement à la demande de la population. Si on veut des sciences à un moment donné, on va les avoir sur tel canal, et là, il suffit de bâtir des groupes précis. Si on veut de l’information économique, on va l’avoir. À mesure que dans les filmothèques, les documents peuvent s’accumuler, on peut avoir une série comme ça et, à un moment donné, ça va devenir strictement, littéralement, sur demande. Les groupes de citoyens n’ont tout simplement qu’à s’organiser, ou même des individus, mais surtout des groupes, pour placer des commandes, en remplacement de ce système paternaliste traditionnel que j’ai bien connu, moi: tu prends ton tableau, ou enfin tu fais ta programmation, puis tu décides dans ta tête, dans ta belle petite tête à toi. Voici ce dont les gens ont besoin parce que: j’ai tant d’heures par jour et je n’ai rien qu’un canal. Là, c’est eux autres qui vont décider ce dont ils ont besoin, et ça peut être extraordinaire si on peut y arriver.

Mais moi, je crois que les milieux comme le vôtre, sans compter les milieux artistiques, de productions, etc, ont quelque chose d’illimité comme possibilités de productions et de contagions, dans le meilleur sens du mot, pour les idées, pour les informations, pour les connaissances dont l’appétit se développe dans tous les coins de la société, comme jamais auparavant. Et ces moyens-là, parfaitement nouveaux, sont déjà répandus dans presque tous les coins du Québec. On pourrait interconnecter ainsi tout le Québec, de façon à ce que les mêmes endroits qui ont toujours été négligés, les régions excentriques, etc. puissent en profiter et que partout, il y ait cette possibilité de diffusion des connaissances, du goût, pour pouvoir comprendre ce qui nous arrive et en même temps, stimuler notre initiative, la spontanéité qui existe chez les gens, si on leur donne une chance, les capacités, les besoins, la possibilité d’inventer qu’il y a chez les citoyens.

Il y a une chose qui m’a frappé, moi, qui m’a fait rêver, c’était quelque chose que j’ai lue ces jours derniers. La plupart d’entre vous doivent la connaître et j’ose à peine la citer parce qu’il s’agit encore de la Suède: je sais, on en a fait un modèle puis un anti-modèle, puis on ne sait plus exactement où on est, mais enfin, ils ont quand même fait pas mal de choses qu’on découvre encore d’ailleurs. C’était un livre de Serge Richard qui s’intitule: « Ecole nouvelle, société nouvelle ». Je l’ai retrouvé, parce que je le lisais dans le temps où je préparais le chapitre de notre manifeste. Et je l’ai relu. Ce qui prouve justement que, même au gouvernement, il peut nous arriver encore à l’occasion de lire des livres par ci par-là. Et il s’agit des cercles d’études, ça n’a l’air de rien, mais regardez ce que ça peut donner, j’ai copié le passage avec juste l’arrière-plan. Ça peut faire appel, ça, à peu près à toutes les disciplines, à tous les gens qui se sentent des compétences, qui pensent avoir quelque chose qui ressemble à une vocation. C’est un vieux mot. Ca veut dire un appel, en tout cas, laissons de côté les vieilles connotations, la racine, c’est ça. Mais une vocation d’enseigner, de transmettre ce qu’on sait. Il me semble que normalement on doit vouloir que ça rayonne au maximum. Alors il y a ce qu’ils ont fait dans les pays scandinaves : 115000 cercles d’études, en majorité peuplés et organisés par des gens de 25 à 40 ans. Avec un million de participants dans un petit pays. Moi, ça me fait rêver. Je n’en ai pas discuté avec le ministre de l’Education ni avec le ministre des Finances et nous n’en sommes pas rendus là. C’est une documentation imprimée, ou audio-visuelle, de cours par correspondance, du matériel pédagogique subventionné par l’Etat à 75%, tout comme les honoraires des animateurs, qui ne sont pas nécessairement des enseignants, qui peuvent être des personnes du milieu, mais considérées comme ayant une expérience qui leur permette d’en faire profiter les autres, qui deviennent animateurs, sans nécessité d’avoir 25 diplômes, mais enfin ça peut être aussi des enseignants diplômés. Alors, matériel pédagogique subventionné consacré à l’étude de matières d’une infinie variété. Assez souvent, c’est un complément de scolarité, l’étude de la langue maternelle, c’est-à-dire le suédois dans leur cas. Il faut penser par exemple à tous ceux d’entre nous, de chez nous, encore des milliers qui sont dans l’analphabétisme… Alors la langue maternelle, les mathématiques, la philosophie, les sciences expérimentales, les langues vivantes, surtout l’anglais, l’étude des structures et des événements, événements intérieurs ou extérieurs, c’est-à-dire toute une formation permanente aux métiers des citoyens. Et, enfin, c’est l’éducation artistique dont les cercles se multiplient le plus vite: musique, littérature, théâtre, danse, cinéma, esthétique industrielle.

Et l’un des responsables principaux de tout ce mouvement dit que les grands groupes de population disposent désormais de loisirs accrus – c’est vrai partout – et de moyens économiques plus importants. Ils cherchent à pénétrer dans des domaines qui auparavant étaient réservés à la classe aisée et ainsi les cercles, là-bas, accomplissent-ils de gros efforts pour faire en même temps contrepoids aux distractions commerciales qui, de nos jours, envahissent de plus en plus les loisirs. Et, moi, je suis sûr que ça pourrait être vrai ici aussi, que, à un moment donné, il y ait une espèce de saturation, dans le genre-là, j’en ai jusque-là, de certaines des choses ultra-commerciales qu’on nous inflige sans arrêt. La condition, c’est qu’il y ait quelque chose pour prendre le relais. Et on sent ça possible à partir d’initiatives qui se prennent péniblement, tant bien que mal. Ce potentiel qui a été réalisé ailleurs, il est chez nous aussi. Il s’agirait de s’en rendre compte et puis de ne pas le négliger.

Il y a tout ça et puis il y a tout ce que je pourrais ajouter, mais enfin vous allez sûrement explorer beaucoup d’autres idées comme ça. Et le problème, c’est comment ça peut se coordonner, comment ça peut à l’intérieur des moyens disponibles, se coordonner dans tous les sens et tous les azimuts, et nous aider à pénétrer dans cette société nouvelle, parce que c’est ça se conditionner. La chose qui est certaine, en tout cas, c’est que les besoins sont là et qu’ils vont croître sans arrêt. Vous savez, il y a dans notre société, ici comme ailleurs, des changements technologiques qui sont très, très rapides et il y a des situations économiques souvent pénibles qui vont avec ces changements-là. Donc, il y a un besoin croissant de recyclage pour les individus. Dans la vie économique, il faut même penser à des reconversions collectives de groupes entiers de personnes, dans certaines branches de l’économie qui ont fait leur temps, qui sont remplacées par d’autres, ou alors qui sont obligées de littéralement se métamorphoser en quelques années pour survivre. Et cela aussi fait partie de ce que doit être la définition de l’éducation permanente. Même ceux qui sont actifs et qui sont bien dans leur peau, dans un secteur où ça marche, où il y a de l’avancement, où l’économie fonctionne, il faut leur permettre, et c’est singulièrement vrai au Québec, il faut leur permettre en pouvant se perfectionner d’augmenter leur potentiel de promotion professionnelle ou d’avancement social.

Il y a tous ceux, aussi, qui se rendent compte quelque part en cours de route qu’ils ont pris le mauvais embranchement et qui ont le droit de pouvoir corriger ce choix malheureux; j’en ai vus beaucoup dans certains cours de l’éducation des adultes, j’ai vu comme vous le rattrapage pur et simple de ceux ou celles qui ont été obligés à cause des circonstances de famille, etc. des conditions difficiles, qui ont été obligés d’interrompre leurs études, ou encore qui les ont lâchées parce qu’ils étaient trop jeunes pour apprécier la valeur des études. Et là, ils le regrettent et ils ont besoin de se rattraper aussi. On en voit des milliers qui font ces constatations-là. Et puis, il y a toutes les formes d’épanouissement gratuit, purement personnel, c’est-à-dire le goût légitime qui se répand de plus en plus d’en savoir davantage, le goût de cet enrichissement de l’esprit qui apporte plus que l’enrichissement du compte en banque, et ça aussi, de plus en plus, ça se ramifie dans tous les coins de la société et ce sont toutes ces soifs qui, au fond, en font qu’une seule, qui sont les plus légitimes.

C’est à des soifs comme ça, mais croissantes sans cesse, que vous êtes appelés à répondre de plus en plus. Et ça, ça vous place en première ligne dans une démocratie qui ne mériterait même pas de s’appeler démocratie si elle ne tendait pas sans cesse, chaque année davantage, à être une société d’égalité des chances et de rattrapage des injustices pour tous les citoyens pendant toute leur vie. Et ça vous met également en première ligne pour ce qui sera probablement la plus grande, sûrement la plus féconde, de toutes les réformes sociales d’ici à la fin du vingtième siècle. Et ça, c’est vrai partout, mais je vous dirais que c’est sans doute encore plus vrai chez nous, dans une petite société nationale comme la nôtre qui a ses contraintes, ses problèmes et ses aspirations très particulières. Collectivement, nous partons chez nous d’un statut d’infériorité: je ne vous rappellerai pas la commission Laurendeau Dunton, il y a quelques années, qui disait que 80% de la population du Québec, la famille culturelle francophone, est en retard au point de vue du revenu par rapport à ceux qui nous entourent ici même au Québec; on ne parle pas de Toronto et de Vancouver, on parle d’ici. C’est pas pour rien que deux gouvernements de suite – et s’il y en avait un troisième, ce serait le troisième aussi – que deux gouvernements de suite se sont sentis obligés (loi 22, loi 101) de trouver des moyens législatifs du côté du travail, du côté des possibilités d’avancement; ils se sont tous sentis obligés de légiférer sur des choses comme ça, alors que, dans une société normale, ça ne devrait pas être nécessaire.

Donc, il y a des terribles nécessités de corrections, au Québec français, non contre les autres, mais pour empêcher qu’on continue de nous exclure, comme on l’a fait trop souvent avec pour effet de nous diminuer. Ça a eu aussi un autre résultat, qui peut être dangereux à la longue: ça nous a relégués, ça a souvent relégué ceux et celles que nous formons, et qui possèdent de plus en plus les compétences de leur époque, ça nous a relégués, ou ça risque de nous reléguer trop exclusivement dans des secteurs où on n’est pas boycotté, où on n’est pas contesté, par exemple, l’éducation, par exemple – les secteurs publics, para-publics, etc… Et si on ne prend pas garde à ça, non seulement ça peut risquer de nous amollir, parce que quand il n’y a pas assez de contestation, à un moment donné, il y a facilité, mais ça pourrait même, si on ne fait pas attention, nous jeter dans certaines résignations nouvelles, une autre forme de p’tits pains, là, tu sais, le p’tit pain traditionnel, même si, c’est un p’tit pain plus substantiel, et déjà mieux beurré qu’il ne l’était autrefois…

C’est tout le Québec dans lequel il faut être présent à tous les niveaux, dans tous les secteurs et c’est à nous le Québec à 80%. Ca n’exclut pas les autres, mais il faut qu’on y soit partout si on veut vraiment s’assurer un avenir national, quelles que soient les préférences politiques – là, on décidera au référendum un jour ou l’autre – si on veut vraiment assurer un avenir national à une société qui a son identité, qui a quelques centaines d’années de racines, et qui atteint maintenant le seuil de la maturité. Si on veut s’assurer un avenir qui ne soit pas étriqué, mais au contraire complet et stimulant pour tous, il faut non seulement qu’on vise une société d’excellence, mais une société de compétence sur tous les plans, dans tous les secteurs et pour tous ceux qui vivent chez nous et avec nous. Et là, très particulièrement, je crois que les gens comme vous doivent se sentir en première ligne et pendant tout le temps que vous ferez la carrière que vous faites actuellement. C’est la grâce que je vous souhaite.

[QLVSQ19780306]

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