Discours du premier ministre, M. René Lévesque, au banquet national de la Société St-Jean-Baptiste de Montréal, le 22 juin 1981

Monsieur le Président général de la Société Saint Jean-Baptiste,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Consul de France,
Monseigneur Grégoire,
Mesdames, Messieurs de la Société et Mes chers amis,

Je vous avertis tout de suite que je n’irai pas tout à fait aussi loin, probablement, que Monsieur Angers tout à l’heure, déporté qu’il était par l’histoire vers l’avenir. Mais je dois vous dire que je suis largement d’accord avec ce qu’il disait.

Donc, à deux reprises cette année, la Saint-Jean nous a permis de renouer avec de vieilles, et de simples et de bonnes traditions. Ce soir, après quelques années d’hiatus, c’est la Saint Jean-Baptiste de Montréal, la maison-mère de toutes nos sociétés nationales, qui reprend l’habitude de nos fêtes de famille. Et comme c’est d’abord pour fêter qu’on est ici, je vais essayer d’être quand même pas trop long. Je savais que j’aurais du succès avec cette phrase-là. Une fête, où se retrouvent au coude à coude des gens qui, pour l’occasion, ne sont plus que d’un seul parti, celui de Québec et de ses droits. À commencer par le droit imprescriptible de notre peuple à l’existence nationale, avec la liberté absolue qu’il a et qu’il aura toujours, d’en déterminer lui-même les contours.

Hier après-midi, c’est avec le défilé, la « parade », comme on disait naguère – qu’on refaisait connaissance. Une cérémonie qui a déjà souffert – au point d’en mourir provisoirement de certains excès de présences politiques. Ce qui fait que votre serviteur, pour un, s’était trouvé un heureux empêchement. Je suis allé assister plutôt, à Longueuil, à l’ouverture d’un nouveau centre d’accueil. Et comme cette nouvelle résidence pour nos aînés s’appellera le « Centre d’accueil Chevalier de Lévis », et que nous étions là juste en face de l’Ile Sainte-Hélène, certains d’entre nous n’ont pu s’empêcher d’évoquer ce jour lointain, ce jour où tout semblait noir à jamais, où tout espoir collectif devait paraître interdit, alors que tout était si bien perdu que Lévis devait même brûler ses drapeaux dans l’Ile.

Et pourtant le drapeau, celui qui nous appartient en propre, et qui a emprunté sa fleur de lys aux sources mêmes de notre histoire, modestement, nous avons pu le hisser hier après-midi sur la nouvelle résidence. Et puis, partout en ville en rentrant, on voyait ces drapeaux aux fenêtres et aux balcons.

Et hier soir, à la télévision, dans les images du défilé, c’était une vraie forêt de drapeaux portés surtout par des enfants. Et ça, c’est bon signe pour l’avenir. Et encore pendant quelques jours, dans tous les coins du Québec, c’est ce même drapeau qui flottera et qui claquera joyeusement sur une réalité nationale, non seulement bien vivante et moderne, et robuste, comme disait Lionel Groulx, mais promise à un avenir qui ne dépend finalement que de nous et qui sera simplement à la hauteur de nos espoirs, de la solidarité dont nous serons capables sur les choses essentielles, bref, à la hauteur de notre attachement à ce que nous sommes, notre attachement à ce que tant de ténacités et de dévouements nous auront permis de devenir.

De ces ténacités et de ces dévouements, il ne faut jamais oublier à quel point notre passé en a connus. Il y en a eu de célèbres, mais aussi, infiniment plus, naturellement, d’obscurs et de sans grade. En rendant hommage à Lionel Groulx, on en souligne ce soir un des cas les plus illustres, exemplaires entre tous, car toute la vie de cet historien, qui était aussi un homme d’action, aura tendu à jeter le pont le plus solide possible entre « notre maître le passé » et une suite qui en soit digne.

Mais vous me permettrez d’évoquer aussi, comme je le faisais hier après-midi, devant l’auditoire de personnes âgées, tous ces parents et ces grands-parents que nous avons eus, et tous ceux et toutes celles qui les avaient précédés, toutes ces innombrables existences, pour la plupart si humbles, si fortement attachées à quelques valeurs chevillées et si incroyablement capables de constance et de sacrifices. Assez exactement d’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, comme le Chanoine Groulx lui-même décrivait sa propre mère.
C’est à toutes ces petites existences, qui furent si souvent de grandes vies ignorées, que nous sommes redevables aujourd’hui, de tout ce qui nous entoure, et qu’on prend si facilement pour acquis, au point de gaspiller, et comme on dit, de se laisser aller trop souvent d’une façon qu’ils n’auraient pas comprise, ceux qui nous ont précédés, et qui leur aurait littéralement fait dresser les cheveux sur la tête.
Et pourtant, il suffit justement d’avoir une tête sur les épaules pour percevoir à l’horizon quelques risques et quelques épreuves sans précédent, que nous ont préparés, à la fois notre époque elle-même, et aussi certaines gens d’ici et d’ailleurs, ailleurs juste à côté, qui ne pensent qu’à ça, à nous éprouver !
C’est peut-être à cause de ça qu’on ressent un besoin renouvelé ces temps-ci, de renouer avec certaines traditions, et de se retremper, au contact de ces racines si fortes, qui sont les nôtres, et de certains des grands enseignements du passé.

Parce que nous-mêmes, on sent bien que d’ici quelque temps, trouver ensemble la force et la détermination d’être autant sinon plus que jamais. Il y a chez nous, en nous, comme chez tous les peuples « tricotés serrés » – ça je l’emprunte à quelqu’un d’autre – ce genre d’instinct qui se réveille, au moment des défis particulièrement exigeants. Or, ce soir, même si l’atmosphère est à la fête, comme il se doit, on ne peut pas ignorer le fait que ces années-ci, nos célébrations de la Saint-Jean s’inscrivent dans un contexte d’une intensité sans cesse plus préoccupante. En 1979, il y avait la tension pré-référendaire. En 1980, pour tout le monde, où à peu près dans cette salle, j’en suis sûr, et depuis lors pour bien des Québécois qui n’avaient pas vu venir la suite, c’était un angoissant creux de la vague. Et voici maintenant qu’en 1981, alors qu’on attend toujours une opinion historique de la Cour suprême, nous nous retrouvons aux prises en même temps avec un véritable coup d’état politique aux multiples facettes, et aussi, encore largement cachée derrière ces manœuvres politiques, une crise financière systématiquement aggravée à partir d’Ottawa.

Cette crise, qui est au fond la crise de l’économie internationale toute entière, qui secoue à l’échelle du monde tous les équilibres de plus en plus fragiles, jusqu’à nouvel ordre, elle semble insoluble. Et nous tout spécialement, province et état provincial si incomplètement équipé, nous avons à y faire face comme les autres, avec moins d’instruments que bien d’autres. Nous devons collectivement, comme dans nos vies personnelles, faire face par exemple à des taux d’intérêt proprement ruineux, inhumains, qui augmentent à un rythme catastrophique le service de nos dettes publiques. De même qu’il faut survivre à une inflation qui nous mange littéralement tout rond et qui va pour l’instant en s’aggravant au lieu de s’atténuer.

Or, en même temps, nous avons au Québec une fiscalité, les impôts, les taxes, qui sont encore excessivement lourds, en dépit des efforts qu’on a faits, depuis quelques années, pour alléger peu à peu, au moins le fardeau des contribuables les plus modestes et les plus mal pris. Si cette fiscalité est si lourde, c’est d’abord, en partie, en petite partie, parce qu’il nous faut payer le coût de la « différence québécoise ». Ainsi par exemple, nous nous sommes donné, il y a des années déjà, un ministère du Revenu, dont d’autres peuvent se passer, pour administrer cette zone d’autonomie que nous avons gagnée de haute lutte en matière d’impôt c’est-à-dire, en matière de capacité de décision, et qui ne saurait être abandonnée. Et ainsi également, avons-nous décidé, vers la fin des années 1960, de nous donner un ministère de l’Immigration qui, si modeste soit-il – d’autres n’en ont pas besoin – qui si modeste soit-il, nous a paru, et demeure, je crois, un instrument essentiel pour nous aider à comprendre et puis à affronter le moins mal possible la conjugaison périlleuse de la dénatalité et d’une immigration qui nous échappait complètement.

Et puis à part ça, et ça c’est plus grave, dans un contexte de plus en plus difficile, il a bien fallu s’apercevoir que l’époque de la croissance illimitée des services et des secteurs publics était désormais révolue; qu’on allait devoir, pour ainsi dire, modérer nos transports, et ne plus risquer de vivre dangereusement au-dessus de nos moyens. Je crois pouvoir dire que nous l’avions honnêtement souligné dans les prévisions budgétaires, avant les récentes élections, en tout cas du mieux qu’on pouvait dans la presse du moment. C’aurait pu être fait autrement dans certains cas, c’aurait pu être mieux fait aussi, ce sera toujours vrai, et il y a des endroits où des corrections sont possibles, mais il y a une chose qui demeure : il va falloir comme jamais pourchasser le gaspillage et se résigner en même temps à ne plus transformer aussi facilement les désirs et les appétits en besoins et en nécessités absolues et urgentes, tout ce qui peut sembler souhaitable.

D’autant plus, et c’est là le propos que je voulais souligner, d’autant plus qu’à ces contraintes inévitables, s’en ajoute une autre, qui paraît de plus en plus voulue et systématique. Et celle-là, c’est que l’Etat fédéral, dont les politiques économiques, ou plus précisément l’absence institutionnalisée de toute politique économique digne de ce nom, a fini par mener jusqu’au bord de l’abîme, cherche maintenant à se rattraper désespérément aux dépens des provinces, et singulièrement aux dépens du Québec. Depuis quelque temps, alors que l’inflation fait grimper tous les coûts incompressibles de 10-12% par année, les paiements de transfert fédéraux ont trouvé moyen, pour leur part, d’augmenter d’à peine 4%, nous laissant avec un manque à gagner des 2/3. Et ce qu’on nous laisse entrevoir pour la nouvelle ronde de négociations fiscales, qui est à la veille de commencer, est encore moins rassurant. Il s’agit pourtant de paiements qui, loin d’être de la charité, comme on veut souvent nous le faire croire, ne constituent en fait qu’une compensation très partielle pour le rôle de vache-à-lait qu’on a imposé au Québec pendant le plus clair de deux siècles jusqu’à tout récemment, et encore aujourd’hui, un très faible ajustement par rapport à ce sous-développement relatif qu’Ottawa continue si bien à entretenir de son mieux, partout à l’est de l’Outaouais.

Ce sont là des faits, et il va sans doute être nécessaire comme jamais d’en reprendre patiemment la démonstration, afin que le plus de Québécois possible en saisissent toute la portée. C’est là la moins visible en ce moment des deux pinces de cette tenaille qu’évoquait récemment l’un de mes collègues, et dans laquelle on tâche de nous coincer.

Quant à l’autre mâchoire de cette tenaille, celle-là, hélas, elle est bien connue, c’est cet abus de pouvoir inqualifiable, dont les effets éventuels seraient particulièrement désastreux pour le Québec – et c’est précisément ce que visent les auteurs – et qu’il est convenu d’appeler le coup de force constitutionnel.

Nous avons mené là-dessus, avec d’autres provinces et avec, me semble-t-il, l’appui général des Québécois, une bataille judiciaire dont l’issue est encore incertaine. Mais quelle qu’en soit l’issue, il ne s’agira que de l’aspect purement juridique de ce mauvais coup historique. Légal ou pas, celui-ci demeurera un geste d’une illégitimité, d’une immoralité politique vraiment insigne, et que, le cas échéant, il faudra continuer à combattre par tous les moyens appropriés, jusqu’à Londres, bien sûr, si c’est indiqué, mais aussi et surtout ici même, chez-nous, au Québec, dans tous les coins du pays et dans tous les esprits. Car il y a là une intention, une intention froidement et cyniquement calculée, de nous diminuer collectivement, de nous rapprocher le plus possible du « melting pot » que le Québec a toujours refusé. Et d’une certaine façon, de nier, en la sapant, notre existence nationale elle-même.

Pour ce faire, sans compter tout le reste qui n’est pas très beau non plus, on s’attaque à ce contrôle vital que nous avons toujours eu, depuis les débuts du régime fédéral, sur notre enseignement, et partant, sur la défense et la promotion de notre langue et de notre culture c’est-à-dire, les synonymes mêmes de notre identité. C’est la première fois en 114 ans que quelqu’un ose faire une chose pareille. Sans l’accord du Québec, souvenons-nous qu’il n’y aurait jamais eu de régime fédéral en 1867. On n’était pas obligé de l’accepter. Et sans la marge, si longtemps reconnue, de souveraineté scolaire et linguistique qui l’accompagnait, jamais nos ancêtres n’auraient accepté d’en faire partie. Et il aura fallu des Québécois, élus par le Québec, pour oser trahir à ce point ! Il n’est pas d’autre mot, c’est un mot qui a même été employé spontanément par des tenants du « non » référendaire l’an dernier, lorsqu’ils découvrirent un peu tard à quel point ils avaient été bernés. Et du côté des richesses naturelles, au cas où vous ne l’auriez pas encore appris, c’est arrivé aujourd’hui même, on vient d’accoucher d’un autre projet fédéral qui, celui-là, vise tout droit sur le pilier lui aussi essentiel de notre développement, que constitue l’électricité. Un autre projet impensable, mais dont on a eu le culot d’accoucher à Ottawa.

Heureusement, dans cette lutte qui commence à avoir des facettes de plus en plus nombreuses et de plus en plus inquiétantes, nous ne sommes pas seuls pour l’essentiel. Les sondages, dans l’ensemble du Canada comme au Québec, révèlent une opinion publique qui a pris une conscience de plus en plus aiguë de ce qui se perpétrait, et qui, pour quiconque se prétend démocrate, aurait dû suffire à elle seule à faire abandonner pareil projet. C’est ce qui sous-tend la résistance farouche et jusqu’à ce jour inébranlable de huit provinces sur dix, qu’on essaie et qu’on va essayer jusqu’à la fin de diviser pour mieux les posséder.

Ici même au Québec, même si, à l’occasion, on n’arrive pas à l’exprimer comme il faudrait à l’Assemblée nationale, il y a quand même unanimité sur le fond. Dans les partis je crois, dans les médias d’information, dans les milieux intellectuels, chez une large majorité de groupes représentatifs et de corps intermédiaires, et dans l’ensemble de la population, on aura rarement vu jusqu’à la fin de 1980, avec la Société Saint Jean-Baptiste de Montréal en première ligne, autant de citoyens, au-delà de 700000, se joindre en si peu de temps, à une pétition sur un enjeu d’intérêt national. Et ça va jusqu’au Sénat, où récemment un sain malaise a commencé à s’installer. Il n’y a plus vraiment que la Chambre des Communes, où la plus invraisemblable, la plus inexcusable des lignes de parti, impose encore une véritable dictature des idées fixes. Je sens que bien des gens, et il y en a dans cette salle, s’efforcent, en dehors et au-delà des partis, d’aider à briser, si possible, cette pernicieuse discipline de la démission. Mais je crois savoir aussi que, quoi qu’il advienne, ce cri foncièrement optimiste, un beau cri d’optimisme raisonné que poussait récemment Monsieur Robert Décary sera éventuellement justifié. C’est un cri que les circonstances l’ont empêché de prononcer à la tribune de la Société Saint Jean-Baptiste, et qu’il a dû livrer au Devoir. Il me permettra, j’en suis sûr, et c’est très fièrement que je le fais, d’en citer le début, pour m’en servir comme conclusion:

«Il est d’ores et déjà acquis», disait Monsieur Décary, que le Québec «sort grandi de l’épreuve que lui a fait subir le gouvernement Trudeau. Grandi, parce qu’il a retrouvé une solidarité profonde, un instinct non pas que de défense, mais aussi d’attaque, un cri de ralliement. Le cri de force de Trudeau a ranimé cet espoir qu’avait anéanti le « non » référendaire, cet espoir d’un Québec qui se cherche, qui n’a pas la prétention de s’être trouvé encore, de façon définitive, dans un régime politique, d’un Québec qui sait cependant qu’il est encore en marche, après un temps d’arrêt qui a paru une éternité et qui sait qu’il ira où il voudra bien aller sans qu’on vienne lui dire de l’extérieur la « route à prendre. »»

«Le Québec, poursuivait-il, a réagi d’instinct, de cœur et de raison, et c’est la combinaison de ces trois éléments qui constitue le signe le plus encourageant des événements des derniers mois. D’instinct, parce qu’il s’est senti menacé dans ce que son existence avait de plus vital, menacé dans sa chair française.»

«De cœur, parce que sa fierté a été blessée, de se faire dire qu’un gouvernement autre que le sien allait lui dicter son avenir. De raison, parce qu’il a refusé que soit modifié sans son gré un pacte fédératif auquel ses ancêtres avaient adhéré avec la certitude que ce pacte leur conférait tous les instruments d’une survie et d’un épanouissement au moins culturels.»

Et j’ajouterai simplement ceci : Voilà pourquoi je crois, en très peu de mots, quoiqu’il advienne, ça ne passera pas. Et voilà pourquoi aussi c’est nous, et c’est nous seuls qui déciderons, le jour venu, de la forme de notre avenir. Parce que, et je reviens à la phrase, je crois l’avoir bien saisie, qu’on citait de Lionel Groulx c’est-à-dire, qu’on faisait dire à Lionel Groulx tout à l’heure, au début de cette série d’allocutions, parce qu’aucun gouvernement, ni aucun régime, ne tiendra jamais devant la force d’une patrie.

[QLVSQ19810622]

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