Déclaration de Monsieur René Lévesque, premier ministre du Québec, à l’ouverture de la conférence des premiers ministres sur la constitution, Ottawa, le 30 octobre 1978

Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est d’abord, bien sûr, parce qu’on nous a convoqués afin d’examiner à nouveau certains projets de changements constitutionnels proposés il y a quelques mois par le gouvernement d’Ottawa.

Mais ce qui nous sollicite vraiment, ce sont des préoccupations bien antérieures à ces projets, et qui, on me permettra de le dire, vont beaucoup plus loin. Il est clair depuis un certain temps que l’état du cadre constitutionnel actuel, de même que les pratiques fédérales, conviennent de moins en moins à un nombre croissant de provinces, qui le font désormais savoir avec autant de franchise que de fermeté. Ce à quoi on ne saurait qu’applaudir.

Il y a encore une autre raison, qui est aussi celle qu’on évite autant que possible de mentionner. S’il existe un malaise constitutionnel, et si sérieux, c’est avant tout parce que le Québec pose à l’ensemble canadien – depuis des années sinon des générations – un problème fondamental. Et ce problème, c’est l’inaptitude du système politique existant à répondre aux aspirations profondes et constantes du Québec, du peuple québécois. Nous ne prétendons pas que cette insatisfaction soit nécessairement plus visible que celle des autres provinces. Comme elle est essentiellement d’une autre nature, on a même l’impression qu’elle a toujours plus de difficulté à s’exprimer assez clairement pour être comprise.

Essayons quand même, si vous le voulez bien, encore une fois. Pour les Québécois du siècle dernier, l’instauration du régime fédéral, c’était la garantie de leur autonomie politique. Ils percevaient le nouveau régime comme une assurance contre la centralisation. Le pacte fédéral venant remplacer l’Union du Haut et du Bas Canada, ils espéraient pouvoir enfin, dans les domaines qui leur paraissaient vitaux à l’époque, assumer pleinement la maîtrise de leurs affaires. Et pendant longtemps, une foule de leurs héritiers ont continué de le croire, ou du moins de l’espérer.

L’illusion fut même si tenace qu’on en rencontre encore aujourd’hui qui l’entretiennent.

Et pourtant, la preuve est faite depuis longtemps que, dans l’autre société, celle du Canada anglais, dès le départ on avait compris le fédéralisme d’une toute autre façon. N’éprouvant ni les mêmes besoins ni les mêmes inquiétudes que le Québec, les Canadiens anglophones avaient souhaité, ou accepté, ce régime, essentiellement parce qu’il permettait la naissance d’une nouvelle nationalité, dont l’existence et le développement exigeaient à leurs yeux un Etat central aussi fort que possible. Maximum d’autonomie provinciale d’un côté, maximum de puissance fédérale de l’autre: ainsi le fédéralisme canadien fut-il lancé à partir d’un immense malentendu, dont le meilleur symbole est peut-être cette appellation parfaitement inexacte de « Confédération » dont on prétendit l’affubler.

Est-il besoin de dire que, au fil des années, ce n’est pas la conception autonomiste qui a prévalu à Ottawa? L’expansion territoriale, l’addition de nouvelles provinces, l’émergence et l’enracinement de la grande bureaucratie fédérale, tous ces facteurs ont servi à renforcer et, à la longue, à rendre dominante la perspective centralisatrice du régime. Dès lors et de plus en plus, le Québec, qui était déjà la « province pas comme les autres », prit forcément l’allure de l’empêcheur de danser en rond. Au nom des principes du fédéralisme, il se vit constamment obligé de combattre des politiques qu’Ottawa s’acharnait avec la même constance à proposer, en s’appuyant bien entendu sur sa propre version des mêmes principes. Et la raison du plus fort étant d’ordinaire la meilleure, proposer revient souvent à imposer.

Après 111 ans, force nous est de constater que cette confusion, si bien entretenue qu’une multitude de citoyens ont depuis longtemps renoncé à s’y retrouver, n’a guère favorisé le développement de relations normales entre les deux nations du Canada.

De part et d’autre, des tendances fondamentales absolument contradictoires se sont ainsi affrontées tout le long du chemin, et presque sans interruption, le Québec a dû lutter contre celle que favorisait systématiquement, pour des raisons que nous respectons par ailleurs, la majorité anglo-canadienne. Avec ce résultat que nous Québécois, pour sauvegarder nos attributions constitutionnelles, nous avons toujours dû consacrer à cette fin des énergies, des ressources et du temps qu’ailleurs au Canada on avait le loisir d’utiliser à des fins plus immédiatement rentables. Tant et si bien qu’on pourrait dire que le régime est construit de façon à nous laisser cette seule alternative : ou bien de négliger des droits essentiels, ou bien d’être sans cesse désavantagés en les défendant.

Depuis quelque temps, bien sûr, l’opinion s’est mise à évoluer dans d’autres provinces, rejoignant partiellement les vues décentralisatrices du Québec. Un bel exemple nous en est couramment fourni dans le domaine des richesses naturelles, et certains d’entre nous ont ainsi connu les exquises frustrations qui peuvent s’ensuivre. Mais dans l’ensemble, on me permettra de dire que les amorces de solution qu’on a vu apparaître ne modifieraient les choses que superficiellement, sans toucher au fond de la tendance historique du Canada anglais; tout au plus prétendraient-elles l’aménager en tâchant de lui donner un peu plus de souplesse.

Or, tout cela était confusément prévisible, dès 1867, dans l’esprit des Québécois. Sans rejeter pour autant l’existence ni l’action d’un gouvernement central, ils se doutaient bien qu’au mieux leur influence n’y serait jamais que minoritaire. Il suffit, pour montrer qu’ils n’avaient pas tort, de rappeler que l’évolution démographique est venue réduire leur représentation parlementaire de 36% du total en 1867 à quelque 26% au lendemain des prochaines élections, nonobstant le fait qu’il s’est parfois trouvé à Ottawa, jusqu’au tout premier plan, des hommes politiques, dont certains de grande valeur. Mais en même temps, les Québécois francophones savaient que c’est au Québec seulement qu’ils pouvaient former et demeurer une majorité. C’est pourquoi, qui pourrait leur en faire reproche, ils y ont tout naturellement établi la base véritable de leur pouvoir politique. Et voilà aussi pourquoi, dans la perception collective comme dans la réalité des choses, c’est à Québec que s’est vite situé et que se trouve encore le gouvernement qui est pour nous notre gouvernement national. C’est là, et là seulement, qu’un pouvoir québécois a des garanties de permanence. Et je vous prierais de croire que je n’ai aucune intention provocante en disant cela ; je constate simplement un fait historique et psychologique indéniable.

A mesure que le temps passe, et que notre société continue d’évoluer, cette réalité devient d’ailleurs de plus en plus éclatante. Elle n’est pas née avec le 15 novembre 1976. Ce qui s’est passé, il y a deux ans, est en fait la conséquence d’une vieille situation que le changement rend de moins en moins supportable. Les Québécois sont en effet de plus en plus fiers de leurs racines, de plus en plus confiants en eux-mêmes. De passive et pour ainsi dire résignée qu’elle était naguère, la fidélité aux origines est devenue graduellement plus dynamique et déterminée; et de plus en plus, sans oublier le passé, c’est vers l’avenir qu’elle se projette. Elle ne saurait donc s’accommoder plus longtemps des entraves de toutes sortes que lui impose la confusion congénitale du régime. Elle exige désormais que soit traduit en termes politiques son besoin de clarté et de cohérence.

Une fausse approche.

Ce besoin qui n’est pas d’hier pourtant, a été à peu près entièrement négligé au cours des tentatives passées de révision constitutionnelle, particulièrement celle de 1968-71. Je dirais même qu’il y a là une donnée qu’on a tenté jusqu’ici de masquer tant qu’on pouvait.

On a par exemple abordé le problème constitutionnel canadien, et par conséquent celui du Québec, par le biais de l’accroissement du bilinguisme au Canada, et par celui d’une modification à certaines institutions fédérales ; et l’on passait de la sorte complètement à côté de la question en ce qui nous concerne.

Ce que le Québec demandait surtout et sans relâche, en effet, c’est que la constitution lui garantisse l’exercice, en pleine autonomie, de tous les pouvoirs nécessaires à son développement comme société distincte.

A la suite de bien d’autres, dont messieurs Duplessis et Lesage, ces vues ont été exprimées de 1968 à 1971 par trois premiers ministres successifs: messieurs Daniel Johnson, Jean-Jacques Bertrand et Robert Bourassa. Et puis, après de nombreuses rencontres fédérales-provinciales et des comités de travail à tous les niveaux, on a abouti à la déception de Victoria. Ottawa considérait que les positions de mes prédécesseurs allaient à l’encontre de sa conception du Canada et que, par conséquent, il n’était pas question d’y donner suite. Pourtant, ceux qui les défendaient ne cherchaient tant bien que mal qu’à réajuster le cadre fédéral, et non pas à le remplacer.

Inutile de dire que l’attitude d’Ottawa, tant en 1968-71 qu’auparavant, a énormément contribué à faire émerger au Québec une nouvelle approche politique et à conduire à la remise en cause du fédéralisme lui-même.

Mais l’expérience vécue ne semble pas avoir porté fruit, puisque, aujourd’hui encore, l’approche demeure essentiellement la même. Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, il n’y aurait donc pas tellement lieu, pour les tenants du régime, de s’attendre au déblocage majeur que d’aucuns s’évertuent à escompter de l’exercice qui recommence. Car tout le monde sait de reste qu’il ne suffit pas de se réunir pour réussir.

Fidèles à notre démarche, et aussi à la logique pure et simple, nous croyons donc que notre principale contribution à cette conférence ne saurait résider dans une discussion point par point du projet fédéral, mais davantage dans une réaffirmation tranquille et sans trop d’illusion de ce qu’il est convenu d’appeler la continuité historique des demandes québécoises. Dans cette perspective, nous déposons donc, comme document de référence à tout le moins, une liste des positions constitutionnelles énoncées par les gouvernements qui nous ont précédés, peu importe leur parti. C’est en nous inspirant de cette continuité que nous avons pu souscrire à la déclaration unanime des provinces, lors de la rencontre de Regina. C’est la même attitude qui nous guide également dans les points de vue que le Québec formule à l’occasion des diverses conférences fédérales-provinciales. Bien entendu, nous ne saurions assumer toutes les formulations de ces demandes, puisqu’elles ont été avancées à des moments et dans des contextes différents. C’est ailleurs qu’il faut chercher la continuité.

Ainsi, tout ce qu’on trouve dans ce document au sujet des municipalités, de l’éducation ou de la culture, n’avait d’autre but que de s’opposer à des tentatives répétées d’Ottawa de grignoter des responsabilités de compétence provinciale. Dans d’autres cas, celui des communications ou de l’environnement, par exemple, il s’agissait plutôt d’obtenir pour le Québec une responsabilité prioritaire dans des secteurs que l’entente de 1867 ne pouvait prévoir. Enfin, on y retrouve des réclamations multiples dans des champs d’activité qui ne sont que le prolongement naturel des responsabilités déjà reconnues au Québec.

Ces positions de nos prédécesseurs ont ceci de caractéristique qu’elles visaient toutes à défendre les droits constitutionnels du Québec contre la centralisation, à Ottawa, des leviers politiques importants sans lesquels une société comme la nôtre se voit privée d’instruments essentiels à son épanouissement. Ce qui signifie qu’elles allaient toutes très nettement dans le sens d’un accroissement du pouvoir québécois. Et je suis sûr de n’être contredit par aucun adversaire responsable, si j’affirme qu’aujourd’hui encore, au-delà des divergences, les positions de tous les partis à notre Assemblée nationale, continuent, dans le contexte actuel, à tendre vers ce même objectif. Par le truchement de centaines de groupes et d’associations représentant tous les secteurs de la vie québécoise, l’exemple le plus frappant étant sans doute celui des Etats Généraux, c’est cette même volonté qui s’est exprimée si souvent en formules d’une intensité variable mais de même inspiration, allant du « statut particulier » aux « Etats associés », tandis que les gouvernements allaient de « Maîtres chez nous » à « Egalité ou Indépendance ».

Voilà cette continuité qu’on trouvera évoquée en détail dans le document que j’ai déposé. Si quelque partie substantielle de ces réclamations sur le partage des pouvoirs et des bénéfices du pouvoir, celles entre autres qui ont fait l’unanimité des provinces, devenait enfin l’objet d’un consensus solide et concret autour de cette table, nous ne sommes pas ici pour le refuser. Rien de plus légitime dans le cadre actuel.

Il nous semble cependant qu’après tant d’années négatives et avec le sentiment d’urgence que prétendait évoquer tout dernièrement le discours du trône fédéral, non seulement la balle est dans le camp d’Ottawa, mais le renvoi positif devrait en être immédiat. Il ne s’agit pas de se perdre à nouveau dans ces labyrinthes qui mènent interminablement de conférences en comités, et de comités en conférences, car dans ce cas, on nous permettrait d’exprimer à l’avance un scepticisme solidement nourri d’expérience vécue.

Et l’on comprendra que, quoi qu’il advienne, il n’est pas question de renoncer à la grande consultation du référendum, où les Québécois auront pour la première fois de leur histoire l’occasion de se prononcer librement sur leur avenir. Et d’ici là, nous ne cesserons de proposer cette option de la Souveraineté-association qui nous apparaît comme la seule façon vraiment moderne et logique de réorganiser entre nous les rapports essentiels. Bien sûr, entre cette solution et la réforme du statu quo, il y a une différence fondamentale, celle que représenterait l’accélération et pas du tout la contradiction du cours permanent de notre histoire et de nos aspirations. Même si, dans le passé, on n’osait ou on ne pouvait pas s’avouer que c’en serait l’aboutissement le plus normal.

En un mot, la Souveraineté-association, nous en sommes sûrs, c’est une expression légitime, et moins équivoque que toute autre, de la continuité québécoise.

L’ouverture

Mais cette affirmation nationale, elle ne contiendrait par contre aucun désir de se cantonner timidement dans l’ethnocentrisme ou le repli sur soi. À mesure que les Québécois sont devenus plus sûrs d’eux-mêmes, la continuité interne s’est doublée d’une volonté d’ouverture aux autres, plus apparente aujourd’hui que jamais dans le passé. Les Québécois ne sont pas un peuple agressif ni revanchard. Ils tiennent évidemment, comme n’importe quel autre peuple, à défendre leurs droits et leurs intérêts et à ce que leur gouvernement ne se néglige pas sur ce point. Mais s’ils tiennent à être respectés des autres, ils sont pleinement disposés à rendre la pareille, et tout particulièrement à ceux du reste du Canada avec qui se sont établies au cours des années des relations aussi nombreuses que variées.

Cet aspect-là aussi de la tradition québécoise, notre gouvernement l’endosse entièrement car il est positif et fécond. Nous sommes et nous voulons demeurer ouverts à ceux qui nous entourent. Si nous demandons à nos compatriotes québécois d’approuver le remplacement du régime fédéral par une autre forme d’association entre nous, c’est justement parce que nous cherchons à concilier ce qui nous apparaît comme l’intérêt vital du peuple québécois avec cette autre exigence de continuité qui est celle du Canada. Quand nous aurons le mandat d’en reparler officiellement, je vous prie de croire par conséquent que ce n’est pas l’égoïsme buté ni un nationalisme étriqué et fermé qui nous y aura conduits.

Nous sommes suffisamment réalistes pour savoir qu’une attitude négative ou bornée de notre part, ou de la part du reste du Canada, porterait à court et à long terme préjudice à tout le monde sans rendre le moindre service à personne.

C’est pourquoi il nous faudra à tous, dans les années qui viennent et à commencer par aujourd’hui, nous dégager de part et d’autre des préjugés commodes, des simplifications trompeuses et des slogans faciles et superficiels. Il nous semble que nous nourrissons, au Québec, et ce depuis que notre mémoire collective existe, un objectif profondément légitime, celui de nous construire, sans nuire aux autres, un milieu, des institutions, des moyens d’action qui puissent enfin nous permettre de contrer la dépendance excessive, celui en un mot d’être maîtres chez-nous. De la même façon toutefois, nous sommes parfaitement d’accord pour que notre évolution n’empêche en rien nos partenaires des autres provinces de se développer comme ils l’entendent. En conséquence, nous sommes convaincus qu’il nous sera possible, une fois déterminé l’avenir politique du Québec, de coopérer ensemble, sans amertume et dans le respect mutuel, mieux peut-être que nous n’avons jamais réussi à y arriver jusqu’à présent.

Quand on pense à l’avenir, il y a tellement de possibilités qui s’ouvrent aux Canadiens et aux Québécois que nous aurions tort, face à l’Histoire, si nous n’essayions pas, ensemble et en reconnaissant franchement nos différences, de corriger résolument le présent pour qu’il cesse une fois pour toutes d’en stériliser les promesses.

[QLVSQ19781030]

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