Allocution prononcée par le premier ministre, M. René Lévesque, à Matane, à l’occasion de l’inauguration du traversier ferroviaire Matane-Baie Comeau, 27 mai 1978

Monsieur le Maire,
mes chers collègues de l’Assemblée nationale,
Messieurs les représentants du gouvernement fédéral,
Monsieur le Président du Canadien national,
Mes chers amis,

De toutes les régions du Québec, qui sont parfaitement complémentaires, même si la distance les garde très distinctes et identifiées, ce sont bien ces deux rives du grand fleuve, derrière nous, qui illustrent et symbolisent tant de nos expériences collectives, de nos victoires et de nos défaites, de nos rêves, ce Saint-Laurent qui est l’épine dorsale de notre histoire, tous les pays ayant ainsi jusqu’à un certain point, un commun dénominateur, un élément qui les aide à faire la différence et contribue à leur identité.
Assurément, pour le Québec, c’est le Saint-Laurent, avec sa vallée dans laquelle nous sommes nés, nous avons grandi tout le long du chemin, et le prolongement de tous ces affluents, de toutes ces vallées en bordure. On a déjà pensé, vous savez, à appeler le Québec le pays du fleuve et de l’eau. On n’a pas été jusque-là, mais ce n’est pas un hasard si nos régions s’appellent le Saguenay Lac-Saint-Jean, la Mauricie, l’Outaouais, le Richelieu et si d’ici, où on est déjà en Gaspésie, les régions qui nous entourent s’appellent quand même le bas du fleuve et, de l’autre côté, la rive nord.

Et depuis toujours, à travers les vents et les marées, entre la Gaspésie, le Bas Saint-Laurent et la Côte Nord, il y a des bateaux qui ont fait hardiment la navette entre deux populations de bord de fleuve, mais d’un bord de fleuve qui est déjà tellement grand entre les deux qu’on dit les gens du bord de la mer. Au début, c’était de tout petits bateaux qui, peu à peu, laborieusement, ont réussi à grandir avec le début des années 60 et ont commencé à devenir réguliers. En même temps, l’avion s’est installé aussi, régulièrement, au-dessus de nos têtes. Et puis on finit par penser, sous la poussée du développement, de l’expansion, au seul des grands moyens de transport qui était toujours absent, alors même qu’il constitue, qu’il symbolise, dans toute l’histoire économique et encore aujourd’hui dans bien des cas, le lien le plus sûr et le plus puissant à la fois: le chemin de fer.

Ceux qui ont perçu les premiers cette carence et ses conséquences, bien entendu, ce sont les citoyens de la région. Ils ont ressenti et exprimé cette perception avec une ténacité qui a fini par faire son chemin dans les dossiers, malgré les habituelles lenteurs administratives.

C’est à eux d’abord, aux autorités municipales, aux citoyens des comités de développement, aux caisses populaires de la région, que nous rendrons d’abord hommage de cette réalisation en commençant par la mention de celui qui fut un des trois fondateurs de cette grande entreprise, Georges-Alexandre Lebel. Cette espèce de légionnaire laïc, je me souviens de l’avoir rencontré il y a plusieurs années déjà, et d’avoir été, je pense comme beaucoup d’autres, littéralement fasciné par cette espèce de passion qu’il avait pour ce projet espace. J’avais donc trouvé très indiqué que ce soit lui qui donne son nom à cette grande réalisation dont nous célébrons aujourd’hui l’aboutissement.

Certes Monsieur Lebel poussait avec les autres. Il poussait, en l’occurrence, son bateau et c’est grâce à lui que nous sommes à bord. Et enfin, cette année, le chemin de fer, dernier trait-d’union fluvial, est venu renforcer la complémentarité historique des deux rives, la complémentarité humaine et sociale qui saute aux yeux et qui va s’avérer désormais plus solide et fructueuse que jamais par le fait de cette double vocation au service d’une interdépendance économique évidente.

Tout cela va fournir des chances nouvelles de se développer, de renforcer, à condition bien sûr que, de part et d’autre, sans trop compter toujours sur les gouvernements, on sache en profiter, c’est-à-dire en tirer de nouvelles initiatives avec des projets bien axés sur l’ampleur et sur la rapidité de ce nouveau contenant qui désormais appartient aux citoyens du Bas du Fleuve et de la Côte Nord.

En fait, j’oserai dire qu’il était plus que temps. Partout, dans le monde développé, depuis bientôt deux siècles, et non depuis 10 ans, le chemin de fer a été le grand facteur classique, dans bien des cas, le grand facteur du développement régional surtout, alors qu’il y a naturellement de grandes distances à parcourir et qu’il s’agit de biens à transporter qui sont lourds et volumineux. Quel est le coin du monde, en tous cas du Québec et du Canada, qui peut mieux répondre à ces deux critères du poids et de la distance? Il ne doit pas en exister beaucoup. Pourtant l’attente a été longue, jusqu’en 1978, alors que la Côte Nord, de notre côté en particulier, a connu un développement moderne qui s’est amorcé et qui n’a pas cessé de galoper depuis une bonne trentaine d’années cependant que ces régions demeuraient dépourvues, tout ce temps-là, d’un lien ferroviaire avec le reste du pays et du continent.

On ne s’éloigne pas de l’événement d’aujourd’hui en notant que l’histoire du Canada fédéral, même si elle a été dominée par une histoire de chemin de fer, a pourtant façonné un Québec tout entier demeuré encore aujourd’hui la province la moins bien pourvue du côté ferroviaire. En dépit du tracé des 5 belles lignes que l’on peut voir ici à bord, lignes qui ont fini par collecter les deux rives du fleuve, le Québec ne dispose encore que d’à peine 12% du réseau canadien. Ce n’est pas beaucoup et ça veut dire qu’il y a 2 fois moins de services ferroviaires par habitant au Québec que dans l’ensemble du Canada.

Et il y a un autre facteur : le coût. Car, si on regarde les tarifs ferroviaires qui font, et qui défont, le prix de ce transport, et alors même qu’il s’agit d’un domaine qui est de juridiction fédérale, dans l’ordre actuel des choses, on aboutit à ce résultat que, pour des produits qui rentrent au Québec ou qui en sortent par chemin de fer, le prix du transport est de 40% plus élevé au Québec que celui que l’on retrouve dans l’ensemble des autres provinces.

Je vais vous donner un exemple, que peut aisément confirmer mon collègue, votre député de Matane, Monsieur Bérubé, qui est également ministre des Terres et Forêts. Vous savez à quel point la production, par exemple, des pâtes et papiers, c’est important dans l’économie du Québec. Eh bien, partant des chiffres d’une seule compagnie qui a des usines au Québec et ailleurs, la DOMTAR, la tonne de papier que produit cette compagnie à Donnacona au Québec, pour l’envoyer à New York, États-Unis, sur 540 milles de chemin de fer, coûte 30.80 $ de transport. Curieusement, la même tonne de papier produite par la même compagnie à Toronto, en Ontario, et qu’il faut expédier à Chicago, aux États-Unis, 493 milles, assez exactement la même distance, ne coûte pas 30.80 $, mais 14.80 $.

Je vais même vous donner un autre exemple, assez ahurissant, celui de Cabano, qui produit aussi, tonne par tonne, péniblement. Je vais vous dire que la tonne de production partie de Cabano pour aller au Minnesota, en Middlewest américain, et véhiculée seulement par les transports du Canada, coûte aujourd’hui 60.00 $ de transport. Mais si la tonne de Cabano prend le camion jusqu’au Maine, aux États-Unis, et voyage du Maine, sur le chemin de fer américain, jusqu’au même Minnesota, ce transport-là coûte 20.00 $ de moins. De façon très simple et très brutale, si on avait eu et si on avait au Québec, des taux de transport comparables à ceux du reste du Canada, les Québécois, en 1975, auraient économisé 130 millions $. Monsieur Lalonde a donné beaucoup de chiffres tout à l’heure sur les réalisations du fédéral. Il me permettra de lui fournir ces renseignements additionnels qui peuvent éclairer le tableau quelque peu.

Autrement dit, il n’a jamais été écrit dans le testament des Pères de la Confédération que le développement de l’Ontario par exemple, et en particulier, doive fatalement et historiquement aller plus vite et plus fort dans certains domaines que le développement du Québec.

Donc, et je crois que là-dessus les deux niveaux de gouvernement qui sont présents ici sont d’accord, pas plus cette société d’Etat fédérale qu’est le Canadian National qu’aucun gouvernement ne peut laisser croire ou entendre qu’il puisse s’agir de pure générosité. Ce n’est pas plus vrai à Québec qu’à Ottawa car c’est toujours finalement l’argent des contribuables. Mais il s’agit de savoir dans l’intérêt de qui, et à quelle rapidité cet argent rejoint l’intérêt de qui, quand il est dépensé. Et je dois dire que cette belle réalisation que représente le traversier-rail que nous avons devant nous représente aussi, d’une certaine façon, une remise tardive d’une petite partie de ce qu’on pourrait appeler le dû québécois dans ce domaine ferroviaire.

Et si l’on veut continuer dans cette volonté d’une certaine réparation de l’histoire aux fins de maximiser le développement, il serait aussi plus que temps, de l’autre côté, pour rejoindre de toutes façons Matane, qu’on songe à équiper également l’ensemble, qui donne jusqu’au Labrador, que constitue Port-Cartier et Sept-Iles.

Sur quoi, en terminant, je voudrais répéter que, sans la ténacité des gens, sans leur entêtement pendant des années, sans leur implication financière représentant environ 2 millions $ déjà, il est évident que les poissons et les crevettes du fleuve auraient attendu encore longtemps pour voir passer les gros chars. Mais maintenant que cela est fait, et en vous remerciant encore une fois de m’avoir permis si brièvement que ce soit de respirer pour la première fois cette année un peu d’air salé, opération d’autant plus heureuse quand on a été élevé dedans, maintenant que c’est fait, il me reste comme les autres à souhaiter longue vie, longue et prospère carrière aux gens d’Alexandre-Level et au port ferro-maritime de Matane, de Baie-Comeau, de Port-Cartier et de Sept-Iles.

[QLVSQ19780527]

Share