Allocution prononcée à l’ENAP, 1er juin 1977

Je dois vous dire, en m’excusant tout d’abord, que je ne suis pas particulièrement sûr de vous apporter un message du genre de celui qui aurait été concocté conformément aux critères utilisés dans la Fonction publique. Mais je vais vous le dire comme ça vient, à partir des quelques notes que j’ai prises.

Dès les années 60, alors que je vivais ma première expérience d’action politique au gouvernement, il y a une chose qui m’a beaucoup frappé. Je m’en suis fait une formule derrière laquelle il y a à mon avis beaucoup de contenu: c’est que l’État est un service public. Vous constituez, dans l’administration publique, cet ensemble qu’on appelle l’État. Au moment des conflits de travail on parle beaucoup des services publics qui ont des problèmes, et des services essentiels qu’il faut assurer. Il ne faudrait cependant pas oublier que le premier des services publics c’est l’État. L’État, c’est-à-dire nous tous, nous temporairement puis vous pour la plupart de façon permanente, nous vivons à même les taxes et les impôts que paient tous les citoyens. Ces citoyens paient pour que l’État, y compris l’administration publique, les servent dans tous les domaines où ils en ont besoin, avec le plus d’efficacité et au meilleur coût possible. C’est qu’on appelle du Management.
Vous savez, il n’est pas exclus d’être humain, d’être à la portée des gens et d’être en même temps efficace et économe des fonds publics qu’on a à administrer, fonds à même lesquels on se nourrit au niveau de l’État. Et quand je dis humain, il faudrait que ce soit sans ce danger terrible qui guette tous les gouvernements modernes, c’est-à-dire l’arrogance, cette espèce d’arrogance qui devient inconsciente et qui nous fait oublier que c’est avec humilité qu’on devrait envisager sa condition d’administrateur de l’État. Quand on pense à l’immense avantage que représente la permanence quasi absolue, la sécurité d’emploi et, depuis un certain nombre d’années, l’escalade des traitements dont bénéficient les gens qui sont dans l’administration de l’État, ceux-ci doivent se considérer comme des privilégiés face à 95 % des personnes avec qui ils ont à traiter et qu’ils ont à servir.

Depuis une quinzaine d’années environ, l’État que vous représentez au niveau de l’administration est sorti du folklore, d’une espèce de Moyen Âge qui avait duré trop longtemps. Auparavant il y avait de l’insécurité dans la fonction publique parce que celle-ci était un instrument de patronage. Certains politiciens disaient même à cette époque: « Ça ne sert à rien de se forcer puisqu’on peut avoir deux fonctionnaires médiocres pour le prix d’un bon. Alors, aussi bien multiplier leur nombre, ça permet de créer des emplois. »

À partir de la fin des années cinquante et le début des années soixante sont intervenus en catastrophe une série de phénomènes ou de changements tels que l’instauration de la Commission de la Fonction publique ou la syndicalisation des fonctionnaires. Puis, il y a eu la création du ministère de la Fonction publique, il fallait bien trouver une formule politique pour encadrer cette réalité. Tout a été axé sur l’essentiel, sur un besoin que l’on sentait tous: une recherche assez assidue, même si elle a été un peu incohérente par étape, visant à assurer la sécurité des emplois en sein de la fonction publique et à garantir une carrière au moyen d’un système d’avancement. Bref, une espace de structure, à la fois de protection et d’assurance minimum de la qualité de la fonction publique qui corresponde aux besoins d’une société moderne.

Cependant, je ne sais pas s’il y a eu parallèlement un souci identique pour la performance et pour l’évaluation de la performance. Quand je parle de performance, je ne veux pas dire la chinoiserie qui consiste à multiplier les mémoires ni celle du jargon dans laquelle on s’enferme. Produire un monceau de documents ne constitue pas une performance en soi. Ce sont les résultats qui en découleront qui permettront de juger de leur valeur.

Il y a deux ou trois jours, je suis tombé par hasard sur un article traitant de l’administration du président Carter. On y discutait justement des critères de performance aux États-Unis dans le domaine du logement. À ce propos on évoquait le cas de Hammourabi, ce roi de Babylone qui il y a environ deux mille ans avant Jésus-Christ avait décrété un code de performance pour la construction d’habitation dont les experts d’aujourd’hui disent qu’il y aurait peut-être lieu de s’inspirer. Hammourabi avait dit ceci: « La façon de construire les maisons, la technique, la plomberie, etc., c’est votre problème à vous les constructeurs et nous n’avons pas à intervenir là-dedans. Cependant si elle tombe sur la tête des clients, on vous coupera le cou. Peu importe les raisons techniques que vous invoquerez alors à votre décharge, nous en conclurons que c’est vous qui ne savez pas construire. »

Autrement dit, il faut évaluer en fonction des résultats obtenus ce qui implique une certaine gestion axée sur le rendement et l’institution d’un système de mérite. Là-dessus, il y a une réflexion qu’il faut non seulement faire mais pousser jusqu’à des décisions, parce qu’il faut rééquilibrer cet énorme appareil qu’est l’État moderne. La croissance de l’État est un phénomène universel qui correspond à toute une évolution des sociétés, y compris la nôtre. Cette croissance, alimentée par la demande pour un État providence doit être enrayée, parce que l’État ne peut pas être la Providence perpétuelle, celle qui répond à tous les besoins. D’où la nécessité de commencer à penser qu’il faudra maintenant, rationnellement, rentrer clans cet énorme appareil des notions de gestion et de performance.

Environ deux cent cinquante mille personnes sont employées dans les secteurs public et parapublic. Cela représente environ la moitié du budget de l’État en salaire et en traitement, la moitié de toutes les taxes, de tous les impôts qu’on va chercher dans la poche du citoyen. Quand on en est rendu à cet ordre de grandeur, si on n’a pas ce souci constant de l’efficacité et du rendement, on s’en va vers quelque chose de monstrueux.
Il y a une aptitude effrayante, on le sait tous et on en vit, une aptitude effrayante à la routine dans les grosses administrations, qu’elles soient privées ou publiques, une aptitude terrible à s’enfoncer dans ses ornières, dans son jargon, et à devenir plus ou moins coupé du dynamisme de l’évolution. Les schémas, une fois qu’on les a acceptés, deviennent confortables et il en résulte une résistance au changement. Il y a en plus cette tendance à la centralisation qui, si elle n’est pas comprimée ou arrêtée, finira par faire quelque chose d’encore plus monstrueux, parce que tout deviendra alors centré sur soi-même. Galbraith, qui n’est pas le pionnier de tous les mondes nouveaux mais qui est quand même un économiste qui a une certaine dimension polyvalente et qui a approfondi les relations socio-économiques, parle souvent des secteurs publics. Il souligne notamment qu’a cause de leur taille et du prix qu’ils content les secteurs publics seront désormais jugés partout en fonction de leur capacité de compétence visible, c’est-à-dire celle que les gens sentent et non pas celle dont on se parle entre nous lorsqu’on évalue nos schémas; la compétence que la clientèle peut sentir, celle dont elle est consciente parce qu’il y a un rendement. Autrement dit, la capacité d’être de bons gestionnaires, des gestionnaires qui sont en contact, qui ont la même longueur d’onde que leurs clients, C’est ainsi qu’on jugera toutes les initiatives des secteurs publics, quels qu’ils soient. Tout ce que je viens de dire à propos de ces acquis des quinze ou vingt dernières années, des dangers qu’il y a dans, ces acquis , c’est la grosseur de l’ appareil étatique qui peut finir par nous étouffer ou nous stériliser, de la nécessité absolue de décentraliser, tout cela vous est familier puisque vous le vivez quotidiennement. Mais l’arrivée au gouvernement d’un parti nouveau, ce qui ne s’était pas vu au Québec depuis la prise du pouvoir par l’Union nationale en 1936; le fait que ce parti nouveau arrive au pouvoir avec une obsession dans son programme et dans ses attitudes pour la décentralisation; le fait également qu’on se trouve actuellement dans une période de transition incertaine: tout cela crée au sein de la fonction publique non seulement de l’inconnu mais beaucoup d’incertitude, de l’inquiétude et même des malaises. À ces éléments de nouveauté et d’incertitude des objectifs s’ajoutent les difficultés d’ajustement inhérentes tout changement de gouvernement.

Derrière toutes ces difficultés qui pourraient être transitoires, il y a une immense possibilité d’action commune, une possibilité de jonction entre ceux qui ont été élus pour être le gouvernement et vous tous qui représentez l’administration publique, ne serait-ce qu’à cause de cet appétit sans précédent de renouveau qui parcourt le Québec en même temps qu’une conscience d’échéances extraordinairement importantes pour les prochaines années. C’est confus. On cherche partout, de tous bords de tous côtés, dans une société qui est plus disloquée qu’elle ne l’a jamais été qu’est-ce qu’il faut pour l’avenir? Comment peut-on préparer à partir d’aujourd’hui l’avenir dont on a besoin? L’instrument sur lequel une immense multitude de citoyens québécois comptent, c’est la performance convenable, concrètement inspirante de l’administration publique de l’État québécois.

Au-delà des partisanneries, il me semble qu’il y a moyen, en étant conscient de cet énorme exigence de qualité et de renouveau qui nous entoure partout au Québec, de trouver la façon de communiquer, d’établir les jonctions à travers ce « no man’s land » qui séparera toujours jusqu’à un certain point les élus politiques des gestionnaires permanents. Parce qu’il y a tant d’exigences de l’avenir, on devrait s’arranger pour concevoir ensemble les contenus, car il faut qu’ils soient faits conjointement. Ils ne doivent pas être des schémas préparés d’avance, ni des improvisations de notre part; on doit concevoir conjointement, puis appliquer conjointement aussi, l’ensemble des politiques dont le Québec a besoin pour les années qui viennent.

Votre institution, l’ENAP, a huit ans. Pendant ces huit années, je pense qu’elle s’est établie, qu’elle s’est imposée comme institution supérieure de formation administrative et de recherche de l’excellence. Je voudrais, en terminant, simplement féliciter les nouveaux diplômés, leur souhaiter la carrière la plus féconde, la plus mobile, la moins linéaire possible, et je peux vous garantir d’avance que l’ENAP, si elle maintient l’élan qu’en huit ans elle a réussi acquérir, aura l’appui puis l’intérêt très suivi, je ne dis pas au sens d’un dossier, mais très suivi humainement, du gouvernement du Québec. Félicitations encore une fois aux diplômés.

[QLVSQ19770601]

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