Allocution du Premier ministre du Québec, Monsieur René Lévesque, devant la Chambre de commerce de Montréal, le 8 février 1977

M. le Président, en même temps que vous et M. Tetley, je voudrais d’abord remercier les dirigeants de la Chambre de Commerce de m’avoir invité, il y a quelque temps déjà, à venir occuper aujourd’hui cette tribune parmi les plus importantes. Je veux remercier aussi tous ceux qui, dans cette salle et dans d’autres salles, se sont donné la peine de se déplacer pour assister à cette brève allocution. Je m’en faisais naturellement un plaisir, juste un plaisir à l’état pur. Je pense bien que je n’ai pas besoin de vous dire que depuis une couple de jours, c’est devenu plutôt un effort à fournir, un effort un peu spécial. Je viens de vivre comme chacun sait – puis je n’ai pas fini de vivre personnellement – un de ces moments difficiles. On se dit toujours que c’est aux autres que cela arrive, puis tout à coup la fatalité est là sur le chemin, puis c’est a vous que cela arrive aussi.

Je ne vous apprends rien en vous disant que c’est tout un choc et que j’avais autre chose en tête pendant au moins une journée. Cela continue à vous tourner dans la tête, puis on ne peut pas s’en débarrasser complètement; on ne peut pas s’en débarrasser du tout d’ailleurs.

Ce qui aide tout de même beaucoup à passer au travers, je tiens à le souligner et je ne veux pas insister davantage, c’est de constater, comme j’ai pu le faire tout de suite, la présence autour de soi, plus forte et plus frappante que d’habitude, des amitiés qui sont la chose la plus précieuse au monde. Je n’ai pas envie d’insister davantage sur quelque chose devant quoi tous les hommes sont dans le même cas et face à quoi chacun se débrouille comme il peut. Je vous demanderais simplement de comprendre, dans les circonstances, et je m’en excuse, que je n’ai pas pu mettre tout le soin que j’aurais voulu à préparer cette brève allocution.

Je l’ai placée sous le thème de la relance du Québec, une relance dont, tous, nous sentons le besoin sur tous les plans essentiels de notre société. Et par une sorte .d’ironie des circonstances, c’est justement en parlant d’un moment difficile que je dois aborder ce sujet de la relance du Québec parce qu’effectivement le moment collectif que nous traversons est passablement malaisé.

Que nous parvenions en tant que Québécois à passer au travers, cela ne fait pas le moindre doute. Mais pour le faire le mieux possible et pour le faire dans les meilleurs délais aussi, cela demande et cela va demander plus que d’habitude beaucoup de solidarité à l’échelle du Québec, beaucoup d’efforts communs et beaucoup de sens de l’équipe de la part de tous ceux qui en sont capables et qui sont en même temps capables et il y en a beaucoup parmi vous, de faire comprendre cette nécessité à d’autres.

A court terme donc, je pense bien que je n’apprendrai rien à personne en soulignant de nouveau que nous faisons face à de grosses difficultés. Il y a des problèmes aigus et souvent persistants dans l’ordre social, il y a des questions à régler dans les domaines linguistique et culturel qui traînent depuis longtemps et auxquelles aucune réponse parfaitement satisfaisante n’est concevable dans le contexte actuel. Il faut faire de notre mieux, mais tout le monde et son père, ce ne sera pas possible dans ce domaine-là, d’ailleurs dans d’autres non plus.

Il y a enfin la situation économique et c’est d’elle surtout qu’on parle. Il y a même des gens qui prennent un plaisir morbide on dirait, et un plaisir pas complètement désintéressé, à pousser cette situation économique au noir le plus possible en ce moment. Le fait est que, très concrètement, cette situation, la conjoncture si vous voulez, n’est pas particulièrement rose, et que son allure plutôt languissante se répercute fatalement sur la marge de manœuvre de l’État, qui est un État provincial et qui, de toute façon, a une marge de manœuvre très étriquée dans le contexte présent. Cette mauvaise situation économique se répercute de façon plus douloureuse encore sur le niveau et la qualité de la vie d’une multitude de Québécois dont on voudrait tellement alléger les problèmes. On sait que c’est quand même là-dessus qu’ils comptent le plus angoissant de penser que cela ne peut pas se faire comme cela.

On voudrait faire cela tout de suite et c’est toujours peu objectif peut constater la même chose, derrière la confusion et le vacarme habituel des événements passagers, on sent là peu près partout et dans toutes nos générations vivantes un puissant appétit qui est en train de se développer pour l’ordre, pour la paix et pour la justice.

Et ce n’est pas du tout comme les « ex cathedra » genre « law and order » qu’il pouvait y avoir au temps jadis, mais c’est tout simplement comme l’instinct naturel et très fort, de plus en plus, d’une société qui sent qu’elle arrive à sa maturité et qui n’a pas envie du tout de manquer sa carrière.

Et là-dedans, comme autant d’ingrédients qui sont toujours difficiles à démêler et chacun de nous peut en porter une partie, là-dedans il y a par exemple le développement accéléré des connaissances et la révélation sans cesse plus diversifiée partout au Québec des capacités, des dons, de toute cette richesse humaine qui est la nôtre et dont trop longtemps la plus grande partie était restée en friche. Et par conséquent, il y a aussi, et on la voit grandir, une confiance en soi et un goût plus fort que jamais pour le développement et pour le progrès maintenant qu’on a vraiment de plus en plus la certitude d’en être capable.

Et en même temps, on a de plus en plus conscience aussi que, pour y arriver, il ne faut pas trop traîner avant de percevoir et avant de fixer les limites d’une société qui en est devenue une de consommation et d’affrontements débridés. Une société qui a terriblement besoin de se ressaisir si elle ne veut pas sombrer dans une espèce de décadence de l’émiettement. Et autour de cela et par-dessus tout cela moi j’ai senti une chose, je n’étais pas le seul puis je pense que tout le monde l’a sentie depuis quelque temps – je n’essaie pas de situer cela à une date en particulier – par-dessus tout cela il y a une fierté renouvelée qui circule partout au Québec, une fierté qui est plus saine et plus vigoureuse que celle qui faisait notre folklore jusqu’à un certain point et qui est en même temps en train de retrouver le sens de l’histoire.

J’ai remarqué que, de plus en plus, les Québécois, qui avaient laissé tomber jusqu’à un certain point dans bien des cas, se sentent aujourd’hui capables de renouer sans complexe avec le passé comme font d’ailleurs tous les peuples qui se mettent à penser l’avenir avec confiance et qui sentent alors le besoin aussi de voir leur continuité. Et l’avenir, l’avenir vraiment certain nombre de ces traits essentiels qui nous sautaient aux yeux, même avant les élections, et à propos desquels on ne pouvait pas se tromper. – C’est de ce côté-1h qu’on s’est tourné dès le début pour tâcher d’amorcer sans délai, évidemment cela commence modestement, mais d’amorcer tout de suite l’élan absolument indispensable et dont tous les Québécois, certains clairement, d’autres confusément mais, je pense, tous les Québécois sentent le besoin.

Et en ramassant cela un peu grossièrement sous trois têtes de chapitre, cela nous donne une préoccupation constante et qui est en train de devenir dévorante et c’est nécessaire que ce soit comme cela. Premièrement pour une relance politique, deuxièmement pour une relance sociale, et troisièmement pour la relance économique.

La relance politique d’abord. En fin de compte, on peut tout ramener dans ce domaine à une question d’efficacité à la condition de ne pas prendre l’efficacité au sens le plus terre-à-terre du mot seulement. Même le souci d’intégrité qui est absolument essentiel et qui en soi est fondamental. Même ce souci d’intégrité peut se situer sur le plan de l’efficacité. On a trop vu de gouvernements ou de partis politiques qui ne pouvaient pas et, à un moment donné, qui ne pouvaient plus se montrer efficaces parce qu’ils avaient perdu leur crédibilité et que les gens n’avaient plus confiance en eux. C’est aussi simple que cela.

Qu’il s’agisse de lois ou de règlements, qu’il s’agisse de projets collectifs, qu’il s’agisse d’appels à la participation, on est jamais sûr que cela va marcher complètement, mais on peut être terriblement sûr que cela ne marchera pas du tout si les citoyens ont l’impression de ne plus pouvoir se fier à l’honnêteté essentielle et à un certain désintéressement de ceux qui proposent ces choses-là. Il est évident qu’on changera pas la nature humaine ni certains penchants, cela ne se fait pas, en tout cas sûrement pas du jour au lendemain ou en quelques années. On changera pas la nature humaine en abolissant les caisses électorales traditionnelles et en brisant le plus possible tous les vieux liens sournois et dangereux qui existaient contre l’action politique ou l’action gouvernementale et les milieux d’argent, ni en faisant un effort maximum pour éliminer les conflits d’intérêt – leurs sources. Ni comme on l’a fait dès le début au ministère de la Justice et comme on s’apprête à le faire partout ailleurs, le mieux possible, en brisant la tradition du patronage depuis celui des mandats spéciaux jusqu’à toutes les autres façons extraordinairement diversifiées de profiter de l’assiette au beurre aux dépens du bien commun.

Mais même si cela ne change pas la nature et qu’il aura toujours des appétits puis des tentations, à tout le moins, ce que cela peut faire c’est que cela peut inscrire et commencer à enraciner de nouvelles exigences et essayer de commencer à en faire des habitudes dans l’administration des affaires et des fonds publics. Et sans s’attendre à des miracles, il faut essayer à ce niveau-là aussi de donner un exemple dont toute la société a besoin.

Un autre exemple qu’il faut essayer de donner, et ce n’est pas un cadeau de s’atteler à cette tâche-là, et le plus vite possible, c’est un sens correct des priorités, c’est-à-dire un sens correct des choses qui sont urgentes et nécessaires pour répondre aux besoins réels, en commençant autant que possible et autant que les moyens le permettent par les plus pressants, les plus douloureux: les besoins du grand nombre de citoyens.

Et ce choix des bonnes décisions sur les choses à faire, ce n’est jamais facile. C’est encore moins facile dans une société qui est devenue aussi complexe que n’importe quelle autre, qui est remplie dans tous les coins de clameurs d’urgence – et toutes les clameurs sont toujours urgentes, – surtout quand elles sont organisées. Donc, une société qui a beaucoup cédé à la magie ruineuse des éléphants blancs depuis quelque temps – j’ai un de mes collègues, comme vous le savez, qui disait qu’on lui avait confié pas un éléphant blanc, tout un troupeau – qui a cédé donc à cette magie des éléphants blancs et aussi au mirage qui finit toujours par être trompeur, d’un progrès qui pourrait toujours nous être fourni de l’extérieur, du dehors comme une espèce de cadeau des autres.
Dans le choix des législations et des dépenses, il faut donc s’efforcer de se faire une perspective pour répondre le mieux possible aux besoins d’aujourd’hui et en même temps tâcher aussi de prévoir et de préparer l’avenir. C’est dans ce but-là qu’on a changé dès le début la structure et le fonctionnement du conseil des ministres. On a pas inventé le monde en faisant cela parce qu’il y a eu des expériences similaires ailleurs dont on pouvait s’inspirer.

Maintenant deuxièmement, et cela c’est forcément plus malaisé et ce sera toujours infiniment plus délicat, on s’est rendu compte aussi et je pense que tout le monde s’en rend compte qu’on a vraiment besoin d’une relance sur le plan social. Là non plus, et l’actualité nous le prouve encore tous les jours, il n’y a rien qui a changé du jour au lendemain. Il ne fallait pas s’y attendre et ce n’est pas arrivé.

Mais perceptiblement, il y a quand même un nouveau climat d’ouvertures, il y a beaucoup d’espoir, et là aussi cet espoir et peut-être plus qu’ailleurs il faut l’organiser le plus vite possible avant de le perdre. Si on ne veut pas gaspiller cette chance qui s’offre, il faut que l’ouverture et que l’espoir prennent racine le plus vite possible dans un dialogue continu et aussi dans des mécanismes efficaces de concertation.

Par exemple, on est devant des conflits qui sévissent présentement, il y en a d’autres qui vont surgir inévitablement. Alors, en plus d’offrir une bonne foi qui est encore toute neuve et qu’on tient absolument à conserver, mais cela ne suffit pas tout seul, le gouvernement voudrait axer son action – je pense que vous voyez déjà la direction qu’on veut prendre – le gouvernement voudrait axer son action et, éventuellement, ses interventions sur trois piliers essentiels.

Premièrement, le respect de la loi, là encore il ne s’agit pas d’une attitude de « law and order » butée. Bien sûr, il faut que la loi soit respectable, et cela ça veut dire qu’il faut s’attacher à ce que les lois soient respectables. Il faut réformer, la loi est toujours en retard sur la réalité, mais elle n’a pas le droit de prendre trop de retard. Il va falloir en réformer un certain nombre surtout de celles qui touchent le plus délicatement au point sensible de la société.

Mais, cela dit, il faut quand même refuser, il faut reprendre en fait une habitude un peu dangereusement perdue et absolument nécessaire de refuser de plier devant ceux qui voudraient mettre la force au-dessus de la loi. Il n’y a aucune société qui peut vivre convenablement en tolérant des attitudes comme celles-là.

Le deuxième pilier essentiel nous paraît être, de la part d’un gouvernement, d’une organisation politique, le pilier que constitue le respect du processus de négociation. Ce n’est pas à l’État – même quand il y a beaucoup d’insistance, sauf quand il est lui-même une partie directement impliquée – ce n’est pas à lui de s’installer à tout bout de champ à la table des autres pour jouer aux pompiers ou pour jouer aux groupes de pressions spéciales, même dans le secteur public d’ailleurs où la responsabilité ultime appartient au gouvernement comme fiduciaire, si on veut, de l’ensemble de la population.

Le gouvernement doit respecter jusqu’à la dernière limite, nous semble-t-il, l’autonomie des institutions. Tout en suivant le plus près possible tout ce qui se passe et en mettant toutes les ressources disponibles, y compris toute sa bonne volonté à la disposition des parties. On est donc fermement décidé à respecter jusqu’à l’extrême limite, et même dans le secteur public ou dans le secteur para-public, le processus, et l’autonomie du processus, de négociation.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas en redessiner des parties. Il y a déjà des gens qui se sont attelés à cette tâche parce que dans le cas du travail et dans d’autres législations, ou dans d’autres pratiques aussi, on a un peu trop confondu le secteur.

On a l’intention de convier, c’est déjà en marche, de convier à cette conférence les représentants les plus autorisés des quatre grands agents de notre vie économique et sociale, c’est-à-dire le mouvement ouvrier, le patronat, le mouvement coopératif et le gouvernement. Il faut que cela se prépare avec des représentants de ces quatre grands milieux parce qu’il n’est pas question pour le gouvernement de commencer à organiser son affaire en vase clos.

C’est déjà en train de s’amorcer, en consultation avec les intéressés. Je sais que le ministre d’État au Développement économique, M. Landry, et le ministre des Finances, M. Parizeau, ont commencé une longue série de rencontres avec les intéressés qui jusqu’ici ont donné, pour la plupart, des réponses très encourageantes. On se consulte sur l’organisation de ce genre de réunions et sur le contenu qu’on doit y mettre parce que l’idée serait, et même s’il y a des difficultés et que cela ne débouche pas – cela ne débouchera pas sur des panacées tout de suite – mais l’idée serait quand même de faire de cela comme une espèce de prise de conscience annuelle, autant que possible, de façon à ce qu’on puisse se retrouver tous les grands secteurs ensemble périodiquement pour faire le point.

Ils ont l’impression que les Québécois, l’automne dernier, ont peut-être cédé à la tentation de se prendre pour d’autres, on sait à quels intérêts cela peut répondre, alors qu’en réalité c’est à peine si on a franchi un seuil dans la direction que doit prendre un peuple qui ne doit pas se prendre pour moins qu’il est. Cela je le sais, qu’il y a des gens qui n’acceptent pas – on sait qu’il y en a qui n’accepteront pas avant la dernière limite – qu’un petit peuple, qui a traditionnellement été manipulé trop facilement, puisse acquérir dans le domaine économique, et dans les autres, le commencement de cette confiance en soi sans laquelle il n’y a pas de progrès possible, même pas en mendiant ailleurs.

Alors, il faut souligner que c’est le 12 novembre que l’OCDE, l’Organisation de Coopération et de Développement économique, qui est la plus grande, si vous voulez, matrice de prévision et d’évaluation des faits du monde occidental, c’est le 12 novembre, et pas le 15 ni le 16, que l’OCDE sonnait l’alarme pour l’ensemble des pays du monde occidental.

Et quelques jours auparavant, par exemple M. Arthur Smith, l’ancien président du Conseil économique fédéral, disait sa crainte que le Canada tout entier, plus ou moins selon les régions comme toujours, que le Canada tout entier ne soit sur le point de connaître sa pire période de ralentissement depuis les années trente.

Les prévisions les mieux connues, et bien avant la mi-novembre dernier, celles du Conference Board du Canada et justement de l’OCDE, voyaient respectivement pour cette année des croissances réelles de l’ordre de 3 % ou de 3 %. Et comme on sait que le Canada doit connaître une croissance d’au moins 5 %, seulement pour empêcher le taux de chômage d’augmenter, il est évident que ces perspectives n’étaient pas brillantes. Surtout, si on pense aux drames individuels et sociaux qui se cachent derrière les taux de chômage que nous connaissons depuis la fin de l’été dernier et qui semblent à peine s’atténuer dans les dernières statistiques.
Et là s’il est un mandat, s’il existe un mandat que nous avons reçu indiscutablement à la présente échelle provinciale où nous sommes, c’est celui de tout faire jusqu’à l’extrême limite du possible pour atténuer cette plaie, cette plaie de la stagnation économique et du chômage, et le drame humain, qui en est l’autre aspect. Une plaie qui ronge une portion effarante de la société québécoise, une plaie foncièrement absurde quand on connaît un peu l’ampleur de tous les potentiels dont le Québec dispose ou dont il pourrait disposer.

Et là la même lucidité très élémentaire nous fait voir une autre chose: dans le contexte actuel la plupart des grands instruments de stabilisation et de stimulation économiques appartiennent à un autre gouvernement dont tout le monde s’accorde à dire qu’il ne s’en sert pas toujours, et surtout pas depuis quelque temps, avec la vigueur et le sentiment des urgences qui s’imposeraient.

Or, il s’agit d’un autre gouvernement dont nous faisons les frais, pour lequel nous payons notre part. Pendant la période difficile que nous traversons, la marge de manœuvre d’un gouvernement provincial comme le gouvernement québécois est extrêmement réduite. Il serait absurde et dangereusement malsain de laisser des déficits budgétaires continuer à grimper comme depuis deux ou trois ans. Là-dessus tout le monde est d’accord je crois.

D’autre part, il serait littéralement inhumain de songer à alourdir encore le fardeau fiscal de l’ensemble des contribuables qui sont présentement les plus taxés de tout le Canada. Quand on voit par exemple le président Carter aux États-Unis se lancer dans ce sens-là sans hésiter une seconde dès le lendemain de son accession officielle au pouvoir, on se demande pourquoi Ottawa a tant attendu et pourquoi Ottawa attend encore pour agir un peu efficacement alors qu’il est seul à disposer des instruments vraiment décisifs.

On se demande aussi ce qu’il attend pour rectifier des politiques qui sont contre-indiquées depuis des mois et des années, et qui sont particulièrement néfastes dans des secteurs aussi sensibles de l’économie québécoise que par exemple notre agriculture et aussi notre industrie textile. Mais tout cela n’exclut pas que nous, de notre côté au niveau provincial, on fasse tout ce qui est possible, et même davantage, en tâchant d’éviter comme la peste le gaspillage, pour obtenir un rendement maximum de tout ce qui est disponible.

Cela on essaie de le faire en ce moment dans la préparation du budget, on dégage par un effort vraiment systématique, dans les courts délais dont on dispose, tout ce qui apparaît le plus susceptible de maintenir ou de créer de l’emploi à même les dépenses publiques, quitte à réduire ou abandonner temporairement s’il le faut des programmes qui ont moins de contenu de ce côté-là.

Entre autres, autant que faire se peut, et aussi en allant chercher ailleurs des fonds qui nous appartiennent et qui ont trop longtemps été négligés, il faut relancer, le plus vite possible, la construction de logements au Québec. Parce que, c’est d’abord un scandale social de voir des gens qui sont obligés d’occuper des maisons pour se loger avec un climat comme le nôtre et puis, parce qu’au strict point de vue économique – cela reste vrai jusqu’à un certain point même si c’est un proverbe « quand le bâtiment va, bien il y a d’autres choses qui marchent aussi ».

Sur un autre plan, on va faire tout le possible tout de suite, et c’est déjà en marche, pour faire fonctionner efficacement et vigoureusement la nouvelle politique des achats. Là encore on a pas inventé, il y a déjà une dizaine d’années d’expérience à l’Hydro-Québec, il y avait des études d’année en année qui se faisaient à Québec au moins depuis cinq ou six ans, mais on était pas arrivé à déboucher sur une décision.

Maintenant partant des résultats partiels, mais extraordinairement intéressants, que l’expérience d’une dizaine d’années à l’Hydro a pu donner, et transposant cela en changeant ce qu’il faut, en adaptant ce qu’il faut, à l’échelle de tout le secteur public et le plus vite possible de tout le para-public qui est lui aussi nourri à même les impôts de tout le monde, on peut espérer donner un vrai stimulant parce que d’autres l’ont fait aussi.

Ce sont les Américains qui ont inventé le « Buy American Act » dont ils se servent quand cela fait leur affaire et en Ontario c’est moins officiel, c’est plus discret, mais c’est exactement la même chose qu’on a comme préoccupation depuis des années.

Nous, on aimait autant le dire clairement, il en a été assez question mais cela peut donner un stimulant qui – il n’y a pas de panacée nulle part – peut être un instrument extraordinairement efficace au profit des producteurs, des entreprises. Tous les produits québécois et chaque produit québécois qu’on substitue à d’autres produits inutilement importés, cela a tout son contenu d’emploi et de dignité aussi pour un nombre qui peut s’accroître d’année en année de Québécois qui ont besoin de travailler et qui ont besoin de la fierté de produire.

Il y a aussi le soutien nécessaire – parfois il faut aller chercher les fonds de tiroirs pour le faire – qu’il faut donner à des entreprises ou à des secteurs qui sont particulièrement en difficulté. Cela ne doit pas nous mener à faire du gouvernement une espèce d’assurance-faillites et on en est bien conscient. On essaie déjà de mettre sur pied une équipe ou des équipes d’analyse et de prévision dans les secteurs fragiles pour ne pas être obligés d’agir comme des pompiers à la dernière minute, ce qui arrive trop souvent.

Mais en attendant et dans la conjoncture très difficile qu’on traverse en ce moment, il y avait autant de raisons sociales que de pure et simple rentabilité économique au moins éventuelle, d’aider comme on l’a fait récemment à maintenir une expérience aussi valable que celle de Tricofil, à Saint-Jérôme; ou encore, dans certaines régions où le chômage est devenu tellement douloureux que c’est littéralement insupportable, de prendre des mesures d’urgence, comme on est en train d’essayer d’en ajuster à Thetford, dans le cas d’une entreprise dans un secteur particulièrement fragile, celui des maisons mobiles, des tentes roulottes, où il y a des centaines d’emplois.

Alors tout cela dans le court terme et on ne demande pas mieux que d’accepter les idées qui peuvent venir de toute une chose qui m’a frappé cela a été de leur apprendre, comme s’ils ne le savaient pas, qu’à l’échelle de toute l’Amérique du Nord, et cela comprend le Canada comme tous les États américains, la tradition la plus forte et la plus productive d’épargne par tête d’habitant, c’est encore au Québec qu’elle se trouve, malgré ce qu’on appelle la crise des valeurs. Ce qui m’a frappé c’est que certains de nos interlocuteurs ont eu l’air surpris, parce que c’était poli de montrer qu’ils étaient surpris, qu’on soit au courant, mais qu’en même temps, ils avaient dans l’œil, parce que c’est eux qui profitent beaucoup de cette épargne-là, ils avaient dans l’œil une petite lueur qui voulait dire: vous savez on le sait aussi bien que vous autres et on le sait depuis bien plus longtemps, qu’on ramasse beaucoup d’argent au Québec, qu’il y en a beaucoup qui s’exporte et qu’en fait, presque toujours, on exporte plus de capitaux qu’il y en a qui rentrent.

C’est pour cela que je dis que, quand on regarde l’avenir et qu’on essaie de commencer déjà au moins à y penser activement – si on veut devenir vraiment des gens responsables qui sont les seuls à faire un développement complet dans le monde d’aujourd’hui – il faut qu’on aille jusqu’à la limite et trouver le moyen d’y aller de nos ressources et de nos épargnes, de nos capacités aussi, puis de nos compétences qui s’affirment et qui se multiplient d’année en année. Ça nous oblige à envisager – je n’ai pas envie, puis je n’ai pas le temps, puis vous avez pas le goût sûrement qu’on entre dans la plomberie et dans la tuyauterie de tout cela – mais très rapidement, cela nous oblige à envisager un développement plus nourri, plus fort pour l’avenir, mais aussi plus civilisé.

Un développement qui n’oublie pas qu’avant la machine et même avant le capital, il y a quand même des hommes et des femmes qui travaillent. On essaie de commencer tout de suite sur des réformes absolument essentielles – c’est un scandale d’avoir trop attendu – dans le domaine des accidents du travail qui est devenu une espèce de jungle indescriptible et dans celui des maladies industrielles où on traîne la queue d’une façon inqualifiable. Cela n’est pas contraire à la rentabilité parce que la rentabilité repose aussi sur la justice et sur le traitement des hommes et des femmes dans une société.

De toute façon, c’est une des choses essentielles sur laquelle on a pris tellement de retard par rapport à bien d’autres qu’on aurait pas le droit, que ce serait criminel de la négliger.

Cela vous explique aussi la rapidité que certains ont trouvé excessive avec laquelle on a rajusté après six mois – c’était quand même le temps – le salaire minimum, c’est-à-dire le salaire plus petit que puisse gagner, dans un minimum de dignité aussi, celui qui a le courage de travailler plutôt que d’aller sur le bien-être.

Il faut aussi un développement qui nous embarque à fond, d’étape en étape, dans la mise en valeur et la conservation. Ce qui veut dire la pleine gestion des ressources qui sont notre patrimoine à nous, les Québécois. Et c’est dans cette perspective-là que, là aussi dès le départ, on s’est engagé à a ‘occuper intensément de notre avenir à nous, par exemple, dans le domaine de l’amiante, parce que c’est à nous cet avenir-là, et aussi de l’organisation de nos richesses forestières parce que nos richesses forestières sont quand même le plus gros producteur d’emploi sectoriel et d’activité économique au Québec. C’est aussi renouvelable à condition que ce soit bien administré et ça fait trop longtemps que cela traînait. Donc il faut s’y mettre tout de suite.

Un développement donc qui soit d’étape en étape le plus collé à la gestion responsable de nos ressources et un développement aussi – il ne s’agit pas de tomber dans le futurisme même si cela s’en vient vite le futur – un développement qui commence tout de suite à tacher de prévoir et de se préparer pour jouer un rôle complet, le rôle d’un petit peuple le plus complet possible – dans un monde où la grande loi maintenant et aussi loin qu’on peut voir en avant, c’est celle du changement.

C’est dans cette optique-là par exemple qu’on a déjà commencé à aménager ce qui deviendra deux ministères dans le domaine de l’énergie et dans le domaine de l’environnement. Ce sont deux secteurs pleins de problèmes inévitables et aussi pleins d’imprévisibles. Alors disons que tout le monde va avoir à se cogner là-dessus. L’imprévisible, cela ne se prévoit pas, le mot le dit, seulement il y à des gens qui se préparent mieux à faire face aux imprévisibles que d’autres et, pour se préparer, il faut quand même s’en occuper, se donner ce souci de certains domaines dont on ne s’est jamais occupé et qu’on a laissé aux autres, mais qui maintenant font irruption non seulement dans la société, mais dans la vie de tout le monde: les problèmes d’environnement et bientôt, et déjà jusqu’à un certain point, les problèmes d’énergie. Cela rejoint des préoccupations fondamentales qui prennent une génération avant de donner un résultat. Par exemple bâtir dans nos écoles cette éducation économique et sociale qui manque si dangereusement. En fait, on peut dire qu’à toutes fins utiles, il n’y en a pas sauf si des bénévoles se donnent la peine d’essayer d’inscrire cela quelque part dans les grilles de plus en plus complexes des études.

Pourtant c’est fondamental, un honnête homme dans la société d’aujourd’hui et de demain s’il n’a pas, à mesure qu’il grandit, des notions de plus en plus complètes et substantielles de ce que c’est que la vie économique et de ce que c’est que les répercussions ou les ajustements sociaux qui sont nécessaires: il est littéralement comme un impuissant.

Et cela ça mène jusqu’au sommet de la pyramide des connaissances à se préoccuper davantage et le plus vite possible de la recherche aussi sur tous les plans en commençant par ceux, concrètement ici chez nous, qui appellent des hypothèses et des solutions à notre mesure.

Et dans le même ordre d’idée, il faut aussi se préoccuper – on a commencé de notre mieux et là encore tout est modeste au début – il faut se préoccuper de fournir l’information la plus complète possible sur tout ce qui se passe au niveau de l’État. Il y a une absolue nécessité de la transparence, comme on l’a dit souvent, au niveau des opérations du gouvernement. Il faut arriver à ne rien cacher de ce qui se passe dans tout le domaine de la prise de décision et autant que possible la préparation de la prise de décision. Autrement dit, c’est bien simple, tout ce qui est public parce que c’est le public qui paie pour et que c’est tout le monde qui fait les frais, tout ce qui est public, le plus vite possible, doit être aussi dans le domaine public.

Une population qui est mal informée de ce côté-là est une population qu’on peut trop dangereusement manipuler ou qu’on peut trop dangereusement aussi faire sombrer dans l’indifférence. Si on veut ce minimum de solidarité et de participation, au Québec, qui permet à tout le monde ou, en tout cas, au plus grand nombre possible de s’impliquer dans les problèmes, d’essayer de bâtir et de malaxer avec les autres, il faut absolument qu’ils aient cette impression et ce n’est pas seulement l’impression, mais qu’ils aient la réalité de l’information.

Ce que j’ai à vous dire, sans entrer dans les détails, c’est que, quant à moi, quant à nous, depuis deux mois plus on avance, plus on voit que c’est difficile. Et plus on voit aussi, indiscutablement, qu’à condition d’y aller par étape bien calculée, rien de tout cela n’est pas faisable et rien de tout cela n’est pas réalisable, à condition de susciter et de ne pas perdre cette conscience qu’on doit se donner ensemble, comme Québécois, d’être d’une certaine façon tout le monde sur le même bateau.

Tous ne peuvent pas, il y en a qui ne veulent pas et qui ne voudront pas de toute façon, tous ne peuvent pas faire partie de l’équipage, mais à bord de ce petit navire-là, tous les Québécois sont quand même collectivement les passagers. Pour nous, comme pour les autres, la mer à notre époque est pleine d’écueils. Il y a toutes sortes de drôles de courants et chez nous comme ailleurs il y aura toujours dans tel ou tel coin qui seront du genre suicidaire, qui essaieront de pousser le bateau du côté des écueils.

Mais on a l’impression, puis maintenant qu’on peut voir l’ensemble des affaires publiques du moins commencer à les découvrir, puis voir aussi où sont les leviers et où sont les forces comme les faiblesses, on a l’impression, on a la certitude que le petit bateau québécois il est solide, il est petit mais il est beau, il est solide puis il est riche. Il arrive dans un monde, il est là dans un monde où souvent ce sont les petits bateaux qui naviguent le mieux. Il y en a plusieurs dans le monde, on a pas besoin de citer des exemples, vous êtes au courant. Des petits navires qui passent à travers bien mieux que les gros paquebots trop encombrants.

Dans notre cale québécoise, il y a plein de ressources, on a de plus en plus tous les dons et toutes les capacités nécessaires pour apprendre à faire une bonne navigation. Cela signifie peut-être qu’il faut apprendre au plus tôt à marcher avec notre propre vapeur et à nous passer de trop de remorqueurs de l’ancien temps qui sont venus du dehors et auxquels on s’est trop longtemps laissé amarrer avec une de ces remorques qui est plus que centenaire.

Vous savez que quant à nous elle est dépassée, il serait plus que le temps de larguer les amarres, mais enfin cela, comme vous le savez aussi, il y aura un débat qui s’engagera là-dessus d’une façon très substantielle et finalement on aura à décider cela tout le monde ensemble comme les grands garçons que nous sommes devenus.

De toute façon, pourvu qu’on trouve ensemble le vrai cap de l’avenir et qu’on le trouve démocratiquement en consultation les uns avec les autres, je suis sûr, moi, que ce petit navire qu’est le Québec, on peut en faire un des plus réussi, un des mieux aménagé et en fin de compte, c’est cela qui compte parce que c’est pour les hommes et les femmes qui vivent et non pas pour une espèce d’idéal abstrait en fin de compte, d’en faire aussi un des plus vivables et un des plus heureux du monde.

[QLVSQ19770208]

Share