Allocution du premier ministre du Québec, Monsieur René Lévesque, devant la Chambre de commerce de Montréal, le 12 février 1980

Le choix que nous aurons à faire en 1980 – pas celui de lundi prochain, qui sera plutôt celui de confusion à court terme, mais le choix historique de la fin du printemps se devra de refléter l’avenir que nous entrevoyons et souhaitons pour la société québécoise. Le choix d’un cadre politique constituera toujours un moyen – déterminant certes – mais un moyen par lequel nous pourrons réaliser le mieux possible nos objectifs communs. Aujourd’hui, j’aimerais aborder brièvement – à cette tribune particulièrement indiquée – la question fondamentale de l’aspect économique de cet avenir collectif.

Cet aspect est fondamental parce qu’aucune société ne peut aspirer à une vie politique aussi affranchie que possible sans s’appuyer sur des assises économiques solides. Or, le Québec des années 1980 devra, plus que jamais, investir un maximum d’énergie dans un monde difficile pour atteindre une économie moderne et dynamique. Même si les progrès observés au cours des vingt ou trente dernières années ont été dans certains cas spectaculaires et même si la situation actuelle est loin d’être mauvaise, comme le voudraient des oiseaux de malheur, il n’en reste pas moins que nous partions de loin et que beaucoup de chemin reste à faire du côté de la croissance et de la reprise en main de notre économie.

Avant de tracer des perspectives et d’esquisser un peu les diverses approches, j’aimerais faire un rapide survol de l’évolution de notre économie depuis trois ans, et ceci avec une espèce de plaisir malin, surtout à cette tribune.

Notre performance

Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir en 1976, la situation économique était en train de se détériorer très rapidement : le taux de chômage venait de passer en quelques mois de 7,9% à 10,1%. Le nombre de chômeurs s’était accru en dix mois de 67000 et aucun programme de redressement n’avait été prévu, sauf les prévisions de chômage qui devait s’élever à plus de 12% pour 1977. Or, sauf cette année 1977, héritage du passé, au cours des années 1978 et 1979, la création de 125000 nouveaux emplois, deux fois plus que durant les deux dernières années qui ont précédé 1976, particulièrement dans le secteur manufacturier, a permis de réduire le taux de chômage de 10,9 en 1978 à 9,7 en 1979, ce qui est énorme dans la conjoncture actuelle. Ce qui a permis au Financial Times, qui n’est d’aucune façon subventionné par le gouvernement du Parti québécois, d’écrire dans un éditorial le 3 décembre dernier:

It is a fact that the Québec economy has grown faster than the Ontario economy in the past three years since the November 1976 election victory of the Parti Québecois.

Au chapitre de la croissance générale, cette tendance des deux dernières années nous permet d’espérer à tout le moins une situation relativement satisfaisante dans l’avenir immédiat. Tout comme en 1978 et 1979, alors que le Québec a affiché une croissance supérieure à celle de l’Ontario et à la moyenne canadienne, la valorisation des matières premières – notamment dans le secteur minier – la croissance soutenue du prix de nos produits d’exportation dans les secteurs des pâtes et papiers et de l’aluminium, et un développement croissant des productions agricoles devraient assurer au Québec un niveau d’activité économique plutôt encourageant, dans une conjoncture qui, à l’intérieur du Canada, en Amérique du Nord et à l’échelle internationale n’est pas des plus brillante. On est donc très loin de la catastrophe appréhendée par certains en 1976: Alors que tout le monde devait s’enfuir la semaine d’après, et que le ciel québécois – du moins celui de Montréal – résonnait des lamentations d’une foule de Cassandre plus ou moins objectives…

Après donc ces deux années, nos entreprises devraient maintenir une croissance acceptable de leurs investissements, notamment en raison de leurs livraisons record à l’étranger, des dépenses d’immobilisation dans les grands travaux hydroélectriques et du maintien de la forte poussée du secteur manufacturier. Ces investissements se sont accrus de plus de 36% en 1978 et 1979 alors qu’on observait chez nos voisins ontariens une stagnation à peu près complète.

Bâtir le Québec

Plusieurs de ces facteurs favorables devraient continuer à jouer au cours des prochaines années. Et puis, aussi, d’autres éléments, encore plus déterminants apparaissent déjà. Nos rivières produiront en 1985 quelque 25000 mégawatts d’énergie électrique, production qui nécessiterait en terme d’énergie thermique classique environ 700000 barils de pétrole par jour, soit plus que la consommation québécoise actuelle dans ce domaine. À mesure que les travaux se poursuivront dans le nord du Québec, cette production sera éventuellement doublée. Cette abondante énergie renouvelable et largement disponible à des fins industrielles sera accessible à des conditions de prix et avec des garanties de fourniture inégalées en Occident. D’autres avantages naturels, notamment dans le secteur minier et celui des forêts, ne manqueront pas d’être rentabilisés sans cesse davantage par la rareté croissante de ces ressources à l’échelle mondiale. À condition d’en avoir les moyens, tout doit être tenté pour réaliser de façon convenable la stratégie de développement économique que nous avons mise au point dans « Bâtir le Québec », perspective rationnelle, nous semble-t-il, dont l’axe fondamental consiste justement à maximiser nos atouts naturels et leurs retombées.

L’action du gouvernement

J’ajoute que le gouvernement ne s’est pas contenté de définir des objectifs et une stratégie de développement pour les années 1980. Dès 1977, il a mis en oeuvre un programme de redressement économique dont je me contenterai de rappeler les éléments les plus importants: deux sommets socio-économique et de multiples sommets sectoriels qui nous ont permis de situer nos problèmes, de dialoguer et de trouver des points de rencontre; un programme OSE qui a permis de créer ou de soutenir 25000 emplois jusqu’à maintenant ; la mise sur pied des SODEQ ; le crédit forestier et la modernisation attendue depuis dix ans, de l’industrie de pâtes et papiers ; la création de la Société nationale de l’amiante qui a de nombreux projets de transformation déjà en marche; le crédit touristique et l’abolition de la taxe sur les chambres d’hôtel; un programme plus consistant et articulé de développement des productions de céréales et de bovins, l’essor fulgurant de SOQUIA et enfin la protection des terres agricoles – afin d’assurer, dans un monde où la question alimentaire va devenir encore plus centrale que celle de l’énergie, l’avenir agro-alimentaire du Québec.

Le dynamisme du secteur privé

Bien sûr, les résultats fort encourageants de l’économie québécoise depuis deux ans ne sont pas uniquement ni même d’abord le fruit de l’action gouvernementale. Ils sont aussi et surtout la conséquence du dynamisme croissant du milieu d’affaires québécois. Ainsi, les 32000 emplois créés en 1979 dans le secteur manufacturier en sont une preuve éloquente: c’est le meilleur résultat depuis qu’on a commencé à compiler ces statistiques. Or, le secteur manufacturier est justement celui où l’Etat est le moins présent! Sauf, ce qui est non seulement normal mais indispensable, par ses mesures et instruments de soutien et de promotion parmi lesquels, au coeur même de ce qui se passe se trouve la SDI.

Eh bien, récemment, le président de la Société de Développement Industriel nous apprenait que le nombre de projets qui lui passait sous les yeux atteignait des sommets sans précédent. Si bien qu’après les neuf premiers mois seulement de l’exercice en cours, le nombre des engagements pris par la société et les sommes engagées dépassent déjà nettement ceux des douze mois précédents. L’augmentation pour l’année fiscale en cours sera de plus de 40% pour les sommes engagées par la SDI et les investissements liés à ces engagements seront d’environ 70% plus élevés qu’au cours de l’année précédente. Ce qui signifie que nos hommes d’affaires deviennent de plus en plus entreprenants et l’on a qu’à se rendre dans certains des coins les plus en pointe et de plus en plus nombreux du Québec pour le constater.

A témoin, la déclaration du vice-président exécutif de la Chambre de Commerce du Québec, monsieur Jean-Paul Letourneau, qui, commentant ce phénomène de hausse, disait s’étonner des prévisions pessimistes des derniers mois.

A Montréal, il est vrai, nous avons l’habitude d’être pessimistes et moroses face au climat économique. Tout le monde entend dire que ça va mal. Il suffit que l’on prophétise une crise pour qu’elle se produise.
Mais en faisant le tour des industriels et de toutes les régions du Québec, vous constatez qu’ils commencent par se plaindre amèrement des conditions générales de l’économie. Mais, si vous leur demandez comment vont les affaires, la réponse est invariable, du moins au cours des derniers mois, elles vont très bien.

Les défis des années 1980

Donc, tout ne va pas si mal au Québec. Comme le disait Daniel Johnson, « Quand je me regarde je me désole, mais quand je me compare je me console. » Chacun sent cependant que nous sommes loin d’avoir développé notre potentiel au maximum. Situés au coeur de l’Occident industrialisé entouré de riches marchés, et d’un environnement nord-américain qui demeure un des plus stimulants, nous avons la chance d’être remarquablement bien placés. Mais jusqu’à présent, ça n’a pas donné les résultats auxquels nous serions en droit de prétendre.

Notre PIB par habitant nous place au quatorzième rang dans le monde; mais par contre il demeure inférieur de 11% au PIB de l’ensemble canadien qui se situe quant à lui au onzième rang – loin du troisième ou quatrième barreau que le Canada occupait il y a une dizaine d’années: ou bien le Canada ralentit ou d’autres ont trouvé la recette pour aller plus vite que nous. Par ailleurs, le taux de chômage au Québec demeure inacceptable, à un niveau beaucoup plus élevé que celui de notre voisin immédiat, l’Ontario, et toujours supérieur à la moyenne canadienne.

En fait, comme notre société vient à peine d’atteindre sa « maturité psychologique » en matière d’économie, il y a encore bon nombre de Québécois, hélas, qui pensent que le développement ne peut venir que de l’extérieur, que nous ne sommes ni assez riches, ni assez nombreux pour nous débrouiller nous-mêmes, que notre sort dépendra perpétuellement de la grande entreprise multinationale, et surtout que les pouvoirs de nature économique ne sont pas importants et qu’on peut les laisser à d’autres.

Alors qu’en réalité, la règle universelle – on n’y échappera pas – c’est que toute société doit être la première responsable de son développement.

Nous sommes donc fermement convaincus quant à nous qu’il va falloir plus que jamais axer notre développement économique sur notre potentiel et nos avantages comparés. Il nous faudra rivaliser avec d’autres dans un contexte d’économie ouverte et de forte, sinon de sauvage concurrence internationale. Notre succès économique dépendra largement de nos propres initiatives et des moyens dont nous disposerons car rien ne serait plus stérile que de nous enfermer dans cette vieille illusion que certains cherchent désespérément à entretenir, celle qui voudrait que les autres ailleurs se chargent d’assurer au Québec une croissance soutenue. Et cela vaut autant pour les agents privés que les agents publics du développement économique.

La création d’emplois

Autrement dit, quel que soit le statut politique du Québec, nous aurons à assumer un certain nombre de contraintes qui constitueront autant de défis à relever. Pour les quatre ou cinq prochaines années, le premier de ces défis demeurera celui de l’emploi. De 60000 à 70000 nouveaux travailleurs continueront chaque année d’ici 1985 à venir grossir les rangs de la main-d’oeuvre. Une telle croissance d’effectifs est non seulement spectaculaire mais à toutes fins pratiques, unique en son genre lorsqu’on considère que ces taux d’augmentation de l’ordre de 2% à 2,5% annuellement représentent le double sinon le triple de ceux que connaissent la plupart des pays industrialisés. C’est à la fois une richesse et tout un défi.

Et d’autre part, à plus court terme, la conjoncture continentale s’annonce peu dynamique, c’est le moins qu’on puisse dire. On prévoit une croissance négative de près de 2% aux États-Unis pour l’année qui commence, ce qui pourrait réduire quelque peu nos exportations sur leurs marchés. Et au Canada, des taux d’intérêt persistant à des niveaux élevés continueront sans doute à freiner la croissance générale.

Et de plus, les dépenses publiques du gouvernement central connaîtront – quel que soit le gouvernement élu la semaine prochaine – une croissance modérée. Le Québec a peu de chances, dans un pareil contexte, de voir corriger le déséquilibre existant dans les dépenses fédérales créatrices d’emplois. Comme ce fut le cas au cours des dernières années, aucun projet fédéral d’envergure ne se dessine nulle part au Québec. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut attendre quelque impulsion vigoureuse susceptible d’épauler une croissance soutenue de l’économie québécoise – et de corriger ce qu’il faut bien appeler l’injustice flagrante, traditionnelle des répartitions qui originent à Ottawa.

Préserver notre identité

Or, notre besoin de développement ne peut pas être assimilé à une quelconque aspiration régionale. Pour une raison bien simple: nous sommes une société différente et nous devons générer ici même chez nous les emplois qui nous permettront de gagner notre vie en conservant notre identité. Le travailleur des Maritimes peut aller se trouver du travail à Toronto ou celui de Toronto à Calgary. Il devra accepter un certain déracinement, mais se retrouvera quand même, ensuite, en milieu culturel et linguistique familier. Pour le Québécois francophone, c’est une toute autre histoire. Le déracinement est d’une autre nature et le coût psychologique beaucoup plus élevé. Par ailleurs, tout départ de Québécois entraîne un affaiblissement du Québec, ce qui accentue davantage notre degré de dépendance et de minorité.

Ce qui devrait nous souligner à quel point l’intérêt fondamental du Québec pour son développement est spécifique – pas comme les autres – et tout spécialement pas comme celui de l’Ontario.

Un nouvel équilibre

Tout récemment, par exemple, le ministre des Affaires intergouvernementales de l’Ontario affirmait de façon catégorique la nécessité de laisser à Ottawa tous les grands pouvoirs dans le domaine économique. La querelle récente avec l’Alberta au sujet du prix du pétrole a montré à quel point il est dans l’intérêt de l’Ontario que le gouvernement central garde toute l’autorité et l’initiative en ces matières et en ait même davantage dans les secteurs stratégiques de l’économie. D’autre part, il y a quelques jours, un des chefs des partis fédéraux – qui s’attardent souvent dans la province voisine par les temps qui courent – proclamait que la prospérité canadienne repose surtout sur une Ontario économiquement forte. Ces deux déclarations admirablement complémentaires, illustrent fort bien ce qu’on appelle en anglais le Family Compact. D’ailleurs, cela n’a rien d’étonnant puisque la prospérité, qui campe plus à l’Ouest ces années-ci, s’est mise à bouder l’Ontario qui éprouve bien des difficultés à amortir le choc. Dans une perspective anglo-canadienne, pareils soucis se justifient donc indiscutablement. Mais où est le Québec dans tout ça ? Comment ne pas reconnaître que, pour le Québec, c’est une autre dynamique qui joue ? Si, dans un contexte qui favorise l’Ouest et son pétrole, le grand réflexe est de se servir comme jamais des leviers fédéraux pour renforcir l’Ontario, ne faut-il pas admettre que le Québec, lui, va encore devoir se contenter des miettes ? Autant l’Ontario a toutes les raisons du monde de tenir au système actuel aussi peu changé que possible, autant le Québec est justifié de rechercher un nouveau mode de fonctionnement qui rentabilise enfin pour les Québécois la communauté qu’ils forment avec les Canadiens des autres provinces.

Un nouveau partage

Je ne dis pas que le Québec n’a pas bénéficié de retombées provenant de l’existence de l’espace économique canadien. Mais ce que nous contestons, c’est le partage de ces avantages qui ont surtout pris pour nous jusqu’ici la forme de paiements de péréquation et de versements d’assurance-chômage. Le Québec est un peu traité à cet égard en assisté social. Les dépenses fédérales créatrices d’emploi, concentrées dans les provinces anglophones, sont systématiquement inférieures, au Québec, non seulement à notre part de la population canadienne mais même à la proportion des impôts que nous versons au trésor fédéral. Il faut bien reconnaître à cet égard que le gouvernement central a essuyé dans ses velléités de correction un échec flagrant. Les piètres résultats du MEER en témoignent abondamment. Ottawa n’a pas réussi à créer au Québec les activités économiques et le développement « régional » dont on nous fait sans cesse miroiter l’avènement toujours prochain.

L’allégation souvent entendue selon laquelle le Québec a reçu ou reçoit « plus que sa juste part du surplus de l’union économique du Canada » n’est tout simplement pas supportée par des faits vérifiables. « Les Québécois doivent payer l’union économique d’un prix social et « politique élevé » (Commission Pépin-Robarts).

Certes les politiques économiques fédérales n’ont pas toutes défavorisé le Québec. Mais, qu’il s’agisse de développement industriel ou agricole, d’énergie, de transport, de fiscalité, il y a peu de mesures décidées par Ottawa qui l’ont été en fonction des besoins spécifiques de l’économie québécoise. Vous reconnaîtrez par contre – ou alors vous refusez de voir ce qui saute aux yeux – que les intérêts ontariens ont toujours été au premier plan des préoccupations d’Ottawa.

Regardons juste en passant les politiques fédérales sectorielles ; quelle province a tiré le plus de bénéfices du pacte de l’automobile depuis 1965 ? 200000 emplois et plus créés en Ontario, plus ou moins zéro au Québec.

Quelle province a tiré le plus de bénéfices des développements récents de l’industrie canadienne des chantiers maritimes ? Chez nous, Sorel périclite de semaine en semaine, de mois en mois et tout récemment des contrats de 60 et 40 millions sont allés en Ontario et ailleurs, à l’Ouest de l’Ontario.
De nouvelles politiques en matière d’habitation et d’aide au logement par la SCHL ? Sur 15 ans c’est surtout l’Ontario qui a profité des fonds et tout récemment quand on a bâti un projet de nouvelle, politique en matière d’habitation – le crédit sur l’intérêt hypothécaire – on s’est arrangé justement pour qu’à peine 177 des sommes viennent au Québec parce qu’on a moins de propriétaires ici.

D’autre part, qui du fédéral ou du Québec proposait la meilleure formule de réduction de la taxe de vente pour le bénéfice de l’industrie dans les secteurs traditionnels, les secteurs fragiles ? On a été obligés de se battre pour appliquer une politique qui finalement a maintenu de l’emploi, en a créé, ce qui nous a permis en même temps de rejoindre les besoins sociaux et non pas des Cadillac importées dans lesquelles il n’y a pas un emploi et sur lesquelles on nous proposait comme sur le reste de réduire la taxe de vente de 3%. Finalement cela a coûté 185 millions cette année-là au trésor québécois et on a distribué bêtement, stupidement des chèques de 85 $ que tout le monde avait oubliés 3 semaines après. Et je le répète, les paiements, l’assistance collective ne remplaceront jamais les politiques de développement économique.

Un économiste, monsieur Pierre Fortin, disait ceci il y a peu de temps. « Il faut se rendre compte que la stratégie fédérale de développement industriel a pu créer des distorsions sérieuses dans les patterns régionaux de croissance économique et qu’elle a aidé à transformer le Québec en assisté social plutôt qu’en une économie génératrice de son propre développement » (Pierre Fortin).

Les Québécois, surtout depuis une vingtaine d’années, ont vigoureusement réagi et tenté de remédier, en partie, à cette situation. Nos entrepreneurs privés ont fait leur part et affichent présentement un dynamisme sans cesse croissant. L’Etat a aussi fait sa part en se dotant d’outils de développement publics ou mixtes qui très souvent doublent des organismes fédéraux qui n’ont jamais été très actifs chez-nous.

C’est ainsi que, dans plusieurs domaines, des institutions ou politiques économiques québécoises ont généré au Québec des effets autrement plus impressionnants et productifs – et souvent avec des ressources moindres – que leur équivalent fédéral. Il faut comparer pour se rendre à l’évidence que nos investissements collectifs sont souvent plus rentables pour notre économie lorsqu’ils se font par le canal québécois que lorsqu’ils proviennent des institutions fédérales. Posons-nous sérieusement les questions suivantes : toutes proportions gardées quant à l’ampleur des sommes investies dans les deux cas à même nos impôts, quelle entreprise de la SGF ou de la CDC a le plus contribué au développement de l’industrie manufacturière québécoise ? Même chose pour la SDI et ses équivalents fédéraux. Quelle entreprise de l’Hydro-Québec ou de Petro-Canada a le plus généré de bénéfices économiques au Québec? Quelle entreprise de SOQUEM ou d’Eldorado Mining a le plus profité au développement des ressources minérales québécoises?

Quant à la qualité de la gestion des affaires publiques, là encore y a-t-il quelque chose qui permette de soutenir que la saine administration de nos impôts peut être mieux assurée au palier fédéral. Là aussi le Québec dispose de la compétence que plusieurs – assez bizarrement d’ailleurs – s’efforcent encore d’identifier exclusivement à un palier qui ne cesse de patauger en économie depuis quelques années. Comment en effet peut-on raisonnablement expliquer que le gouvernement central génère – avec une population et des dépenses dix fois inférieures à celles des États-Unis – un déficit de près de 12 milliards $ assez spectaculairement identique à celui du gouvernement de 230 millions d’Américains?

Par rapport à une telle performance, la gestion québécoise des deniers publics constitue – à n’en point douter – un modèle d’efficacité et de « saine retenue ».

Bref, pour quiconque est capable d’enlever les oeillères du statut quo et de la peur classique au changement, il apparaît évident que trop de leviers économiques et fiscaux relèvent d’un gouvernement central qui est fort loin des priorités essentielles du Québec ; trop de nos projets de développement sont constamment délaissés au profit de ceux des autres, dans une perspective de développement pan-canadienne, ça passe couramment du sel aux Iles-de-la Madeleine à la recherche pétrolière, à l’industrie de transformation de l’amiante, etc …

Et tout ça, – pour revenir au point de départ – au moment où les défis économiques des années 1980 nous obligent à consacrer le maximum d’efforts à un développement à la fois équilibré et accéléré. Or, les ressources fiscales que le Québec peut affecter au secteur économique demeurent largement insuffisantes et ne peuvent être substantiellement accrues dans le cadre des minces marges de manoeuvre provinciales. Alors que les besoins sont aussi pressants que nombreux: il faut développer nos marchés tant externes qu’internes; il faut fournir l’assistance voulue à l’amélioration de la gestion des entreprises; il faut soutenir les projets de modernisation de l’industrie des pâtes et papiers – projets qui dépassent toutes les prévisions et ont franchi le cap des 2,5 milliards $ ; il faut investir les sommes sans cesse croissantes requises pour la diversification de l’agriculture. Il faut mettre à notre service les centaines de millions que représente le manque à dépenses au Québec, du palier fédéral, au chapitre des dépenses dites productives et créatrices d’emplois. Il nous faudrait en somme nous assurer que nos impôts servent prioritairement les intérêts économiques du Québec et que la marge de manoeuvre qui nous échappe largement soit canalisée vers le développement d’un potentiel économique québécois encore largement exploité.

Au-delà de la stricte question des deniers publics qui sont requis, il nous faudra aussi et surtout disposer de leviers accrus en matière de gestion de l’économie, d’aide à l’industrie, de fiscalité des entreprises et d’investissements publics. Et que tout cela soit conçu en fonction des intérêts, des défis et surtout des atouts du Québec.

Fédéralisme : les grands leviers économiques aux autres

Vous me permettrez ici une courte parenthèse avant de conclure : je ne comprendrai jamais cette contradiction fondamentale de certains de nos adversaires qui dans un même souffle affirment le plus sérieusement du monde que ce qui importe vraiment pour un peuple ce ne sont pas d’abord les institutions politiques ou les questions sociales mais bien la réalité terre-à-terre du développement économique… et qui s’empressent aussitôt de refiler cette importante responsabilité à d’autres.

Il est instructif, à cet égard, d’analyser les propositions constitutionnelles de monsieur Claude Ryan ou plutôt de monsieur Langlois maintenant. Ce qui est remarquable là-dedans, entre autres choses, c’est non seulement qu’elles viendraient confirmer le statu quo en matière de pouvoirs économiques, mais qu’elles le font ouvertement et sans essayer de se camoufler, alors qu’on tâche au moins de masquer les faiblesses en matière sociale et culturelle. À lire le Livre Beige, on a la nette impression qu’il n’est même pas venu à l’esprit de monsieur Ryan ou Langlois que le Québec pourrait avoir besoin de maîtriser les principaux leviers de sa vie économique. On sent que pour lui, ou eux, les affaires économiques, ça ne peut vraiment pas être autre chose que les affaires des autres, des affaires trop compliquées où les indigènes ne pourraient faire que du gâchis.

D’ailleurs, à l’intérieur du système fédéral, il est à peu près impossible de penser que les principaux pouvoirs économiques puissent être attribués à un autre gouvernement que le gouvernement central. Et quand on est rivé mordicus au système fédéral, on a logiquement des positions comme celles que défend monsieur Ryan. C’est la règle de toutes les fédérations. C’est ce que souhaite le Canada anglais à commencer par l’Ontario qui n’accepterait jamais que le gouvernement fédéral perde aucun de ses principaux pouvoirs économiques. C’est pourquoi le Québec ne peut pas espérer récupérer la maîtrise des leviers économiques les plus nécessaires à son fonctionnement et à son progrès en restant dans un système de type fédéral tel que celui que nous avons depuis 113 ans.

Nouvelle entente : égalité et équilibre

Heureusement, le fédéralisme n’est pas la seule formule qui permette de maintenir une union économique, pas plus entre le Québec et le Canada qu’entre qui que ce soit à travers le monde. Depuis une trentaine d’années, on doit commencer à s’apercevoir qu’une formule plus souple d’association a pris naissance. Une formule plus moderne qui partout dans le monde s’est multipliée : c’est la formule de l’association entre pays souverains comme nous la retrouvons avec la CEE, le Benelux, le Pacte Andin, le Conseil nordique des pays scandinaves, etc.

Depuis les années 1950, en fait, il ne se forme plus de nouvelles fédérations dans le monde. Le fédéralisme, en effet, est une formule rigide, qui exige une intégration politique, sociale et culturelle poussée, où les gouvernements régionaux sont nécessairement subordonnés au gouvernement central et qui s’accommode mal d’une dualité ou d’une multiplicité culturelle. Au contraire, il s’est formé, durant la même période, au moins une dizaine d’associations d’Etats souverains. Cette formule, en effet, est beaucoup plus flexible et s’adapte beaucoup mieux à la diversité sociale des nations qui veulent s’associer sur le plan économique. Elle a, de plus, l’immense avantage pour des gens qui ont un peu de dignité de remplacer la subordination inhérente au système fédéral par l’égalité de droit des partenaires.
C’est comme ça qu’est née la Souveraineté-Association.

Au moment où nous sommes arrivés, en 1967, au lancement de ce projet – si vous permettez une modeste réminiscence personnelle – c’était à partir du sentiment – étayé par trop d’exemples – qu’il était impossible, ou qu’il serait de plus en plus malaisé, que notre société continue sur son élan des années 1960 et qu’elle puisse l’amplifier constamment, si elle ne s’employait pas à posséder les instruments de sa croissance. C’est comme une vérité mathématique: tu ne te développeras pas si tu ne t’appartiens pas convenablement. Je ressentais ça non pas d’abord du point de vue sociologique ou culturel mais, très pragmatiquement, comme administrateur de la chose publique, comme titulaire du ministère des Richesses naturelles, comme un des artisans de la nationalisation de l’électricité.

Elle existait, cette richesse. Chez nous, On s’est dit : pourquoi pas pour nous? Sinon, tu veux bâtir ta maison mais on t’empêche de mettre la main sur les outils et matériaux. Tu veux faire des lois, parce qu’elles sont nécessaires à l’organisation de tes affaires, et un autre gouvernement a le pouvoir de les défaire. Tu veux te développer mais on t’en interdit les moyens ou on te les complique au point de t’en dégoûter à l’occasion.

Or, comme il est impérieux que le Québec dispose des moyens qui le rendent capable de donner à son économie la direction et l’impulsion nécessaire à un taux de croissance suffisant pour réduire le chômage et ouvrir des horizons à sa main-d’œuvre très majoritairement francophone, et comme d’autre part, cela ne doit pas empêcher Ottawa de jouer un rôle national identique pour ce qui est du Canada anglais, il est donc nécessaire, plus évident que nécessaire de donner au Québec, comme au Canada, les moyens indispensables pour chacun à son développement économique, culturel et social. C’est la base d’une nouvelle entente – celle que nous proposons et approfondissons depuis treize ans.

La Souveraineté-association concilie mieux cette double exigence que toute formule de fédéralisme renouvelé qui ne fera que perpétuer en économie encore plus qu’ailleurs le partage déséquilibré d’outils et de ressources fiscales entre deux ordres de gouvernement qui se paralysent ou se stérilisent mutuellement de plus en plus.

Tel que nous l’avons écrit dans le Livre Blanc, un changement de statut politique pour le Québec ne modifiera pas les lois du commerce. En entrant d’égal à égal dans une nouvelle communauté économique canadienne, le Québec ne s’appauvrira pas, non plus qu’il n’appauvrira le reste du Canada qui possède lui-même de grandes richesses, puisque l’espace économique canadien actuel sera maintenu. Prenant en main sa propre orientation économique, le Québec pourra, au contraire, contribuer plus activement au progrès d’ensemble de la communauté économique.

A cette tâche commune qui n’est pas et ne doit pas être l’affaire d’un parti seulement mais d’abord de tous les Québécois et de tous les Canadiens, je me permets, en terminant, de vous convier a participer vous aussi – en fonction, disons, de l’intensité avec laquelle vous ressentez désormais que le Québec sait faire, et qu’il faut faire.

[QLVSQ19800212]

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