Allocution de M. René Lévesque à l’occasion du 20e anniversaire de la coopération franco-québécoise, le mardi 5 mars 1985

M. Vallières: Une minute d’attention, s’il vous plaît: Je voudrais d’abord vous dire à tous un cordial merci d’avoir répondu à l’invitation du premier ministre et d’être présents en dépit de la température qui, comme on le sait chaque année au mois de mars, nous joue des tours et fait des siennes. C’est un signe avant-coureur du printemps, la saison des sucres, les beaux jours! Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour célébrer un événement heureux, le 20e anniversaire de la coopération franco-québécoise en présence de certains. Certains qui sont là étaient là déjà depuis le tout début. Je voudrais souligner, avant de passer la parole à M. le premier ministre, la présence de nombreuses personnalités. Ce sont des experts dans le domaine constitutionnel, ce sont des experts étrangers qui nous visitent dans le cadre du colloque de l’Université Laval sur les droits des minorités. Cela nous fait plaisir de les accueillir ce matin. Et sans plus tarder, je cède la parole à vote premier ministre, M. Lévesque.

M. Lévesque: Me voici à ma taille normale. Messieurs les consuls généraux, Monsieur le consul général de France à Québec, Madame Vignal, Monsieur le consul général de France à Montréal, Monsieur Leclerc, Monsieur le maire, Monsieur le Président de l’Assemblée nationale, de la visite d’Ottawa, Monsieur le sénateur Tremblay, et mes amis d’ici et de là-bas, sans doute vous n’ignorez pas qu’en ce moment même se déroule à Paris, à l’hôtel Matignon, sauf erreur, une réunion également toute simple puisque de part et d’autre il s’agit dans l’ensemble d’amis qui se retrouvent là-bas à six heures d’avion – juste un peu moins que Québec-Montréal aujourd’hui – donc très loin et très proche maintenant. Je dis maintenant parce que cela fait si peu de temps, dans ces mille ans et aujourd’hui un peu plus, qui ont fait la France et même dans ces modestes 451 – on le sait depuis l’an dernier – qui ont fait le Québec. Vingt ans c’est quoi? Si Victor Hugo était là, je suppose qu’il dirait quelque chose comme une goutte de temps dans l’océan des siècles. Et cela a été l’aberration historique que, sauf par intermittence quasi imperceptible, nous nous soyons si longtemps perdus. Une aberration d’autant plus invraisemblable qu’ici se trouve, sauf erreur, la seule extension de souche au peuple français, la seule, en tout cas, qui ait plongé ses racines assez creux et dru pour faire un peuple.

Bien sûr, je ne vous apprends rien, sauf que c’est ça, le triomphe de ces vingt ans, d’avoir rebâti un pont où, de plus en plus, tout le monde passe, entre la mère patrie et sa fille. Bien sûr que nous sommes, en ce moment, les uns et les autres, ici et là-bas, très fiers d’y avoir apporté nos efforts persistants et chacun ses outils.

Combien serions-nous si mars ne s’était pas si brusquement souvenu qu’il faut qu’à l’occasion, il ressemble à un lion? C’est pour ça que vous, ici, en dépit de ce fauve déchaîné, vous soyez avec nous, ça mérite un salut tout spécial, dès le départ. Ce n’est pas tout à fait d’Iberville s’en allant à la baie d’Hudson, mais, quand même, il faut saluer les braves, d’abord et, puis, aussi, bien sûr, partout au Québec, tous ceux, toutes celles qui auraient bien aimé être avec nous si, ce matin, devant le garage, il n’y avait pas eu une énorme raison de laisser tomber. À tous, donc, salut. Quant à vous, là-bas, à Paris, évidemment, vous n’entendez pas rigueur oblige, il n’y a pas de duplex ou de truc comme ça. Mais je suis sûr que là-bas aussi, vous devinez tout l’essentiel de nos propos en cet anniversaire, comme nous, ici, en pensant à ce que vous êtes en train de vous dire là-bas. C’est facile.

D’abord – Je ne fais pas une gradation, je vous dis ça comme ça m’est venu finalement tout à l’heure, comme c’était venu, – on s’en souviendra, à cet autre grand rapprochement, lorsqu’il se promenait dans la tempête, l’autre hiver. D’abord, à quel point ces vingt ans ont été une belle étape! Belle, et de plus en plus féconde, quoique, admettons-le, au début, surtout, elle a été laborieuse, aussi, cette étape. On n’a qu’à songer que le système métrique, pour nous, c’est quelque peu récent et que chez vous, nos pieds, nos pouces et pas nos milles, nos « miles », cela a été quelque chose comme un rébus effrayant à peu près tout le temps, pendant vingt ans. Donc, il a fallu piocher pour se parler la même langue, parce qu’on était un peu – on l’est encore un peu, c’est normal – comme nos anglophones. Il y a la langue anglaise d’Angleterre et il y a l’américain.

Et puis si on regarde un peu ce qui vient maintenant: lorsque, comme Hydro-Québec récemment, la coopération aura deux fois 20 ans, qu’est-ce que ce sera? Ce n’est pas avec confiance, mais avec la plus inébranlable certitude que j’affirme et, j’en suis sûr, en votre nom à tous qu’à travers là aussi des mutations aussi mystérieuses qu’inéluctables, on sera devant deux sociétés de pointe à l’avant-garde parce qu’il y a longtemps déjà, pour ceux qui ne sont pas d’ici croyez-le ou non, qu’on ne répète plus ce qui se disait il y a moins de 20 ans: «The computer speaks English.» Je l’ai entendu travailler en japonais il n’y a pas si longtemps; en Chinois, il se débrouille et, forcément, il se débrouillera aussi en français. On sait d’avance que ce sera deux fois plus fort, deux fois plus riche, deux fois plus inébranlable que cela ne l’est aujourd’hui. D’ailleurs on n’y avait pas pensé ni l’un ni l’autre, j’en suis sûr, mais dans cette perspective, il m’a semble tout à l’heure, en y pensant, assez révélateur que ç’a été vers la fin de cette 20e année que le premier ministre actuel Monsieur Fabius, en France, nous a fait non seulement le plaisir mais l’honneur – on le comprend – de consacrer au Québec sa première visite à l’étranger après sa nomination et que maintenant, à peine amorcée la 21e année, en mai, on se retrouvera à Paris. Donc, il y a maintenant une continuité, plus qu’une continuité, il y a maintenant une sorte, si j’ose dire, d’heureuse banalité à ces rencontres.

Chose certaine en tout cas, c’est que ces 20 années à venir auront vu aussi se préciser, s’animer et grandir cette chose, encore tellement floue, incohérente à beaucoup de points de vue qu’on appelle la francophonie. On aura vu cela parce que tout bonnement, dans tous les continents, des gens se seront rendu compte qu’ils ont en main un capital inestimable, c’est-à-dire une langue et une culture qui sont et qui vont demeurer universelles; pas aussi nombreux que d’autres, mais ils ont constaté que cette langue et cette culture sont au 3e ou 4e rang – enfin je n’ai pas vérifié – mais elles sont très certainement universelles.

Enfin – c’est sans doute par là que j’aurais dû commencer, mais enfin – merci à tous les artisans de ces 20 ans. Merci à De Gaulle et à tous ses successeurs. Merci, bien sûr, à tous les chefs de gouvernements aussi qui, en France, se sont succédés depuis le début des années soixante. Ici, nous le savons, cela a été pareil. Enfin, si parva licet componere magnis, mais de Lesage jusqu’à votre serviteur, chacun, pas encore chacune, on ne peut pas le dire mais cela viendra, mais chacun a fait de ces liens privilégiés comme on dit, probablement la seule chose dont on puisse dire vraiment qu’elle soit restée au-dessus et au-delà des partis.

J’espérais – je pense bien que le temps qu’il fait explique son absence – pouvoir saluer Monsieur Bourassa. Il y a peut-être eu un petit imbroglio protocolaire. C’est ce que j’ai lu dans les journaux ce matin. Enfin, on l’avait invité; c’est normal. J’espérais aussi saluer Madame Johnson, qui m’a téléphoné hier pour me dire à quel point elle regrettait, mais qu’elle était aux prises avec un déménagement. Je sais ce que c’est, nous savons tous ce que c’est: c’est pire qu’un incendie. Madame Lesage est-elle ici? Enfin, c’est malheureux. On comprend les raisons. Même si la banlieue québécoise n’est pas très éloignée, aujourd’hui, c’est absolument interminable. En tout cas, de loin, je salue ces personnes ainsi que Monsieur Bourassa, eux qui représentent cette continuité ici.

D’autre part, comme je ne peux bien sûr évoquer tous ceux qui ont mis la main à cette pâte qui devait si magnifiquement lever, je me contente en terminant d’une seule évocation. En 1985, il y a donc vingt ans, ils étaient deux grands pionniers qui sont aujourd’hui deux grands disparus. En 1965, alors que c’était d’abord exclusivement langue et éducation, c’est-à-dire ce sur quoi tout repose, ministériellement ce furent Messieurs Fouchet et Gérin-Lajoie qui finalisèrent, comme on dit, les accords et qui apposèrent leur signature. Mais je crois que les précurseurs s’appelaient Malraux – à qui on venait tout juste de confier, après certaines pressions, bien sûr, le ministère de la culture en France – et ici – je pense que ceux qui l’ont connu n’ont pas de peine à imaginer comme il aurait aimé être avec nous en ce moment, depuis quelques semaines à peine qu’il est disparu – c’était Monsieur Georges-Émile Lapalme. Ce qu’ils nous diraient s’ils étaient là l’un et l’autre, je pense que c’est aussi simple que ce qu’on se dit parfois politiquement : Lâchez pas, cela vaut la peine!

En terminant, comme je suppose – enfin, on ne se fera pas de cachette, je crois le savoir – comme vous le dira dans un instant Monsieur le consul général de France à Québec, au moment où, à Paris, Madame Louise Beaudoin s’apprête à dire l’équivalent, l’a déjà fait ou est en train de le faire, merci encore. Je demande à Monsieur le consul général, au nom de tous ceux qui sont ici et de tous ceux et celles qui auraient voulu y être, de présenter nos hommages et nos saluts au président de la République française, à Monsieur Fabius, à Madame Fabius aussi qui a marqué cette visite d’il y a quelques mois et aussi, bien sûr, à tous vos compatriotes français. Ad multos annos. On verra dans 20 ans. Merci.

[QLVSQ19850305]

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