ALLOCUTION DE MARCEL MASSE, CLUB RICHELIEU JOLIETTE, OCTOBRE 1962
L’État du Québec est présentement survolté. Sa population traverse une période d’élection. Nous ne voudrions pas ce soir laisser l’impression d’une prise de position en faveur de l’un ou de l’autre des deux grands partis. Ceux-ci tentent de conquérir le pouvoir politique afin d’orienter, dans la mesure où il leur sera permis par le corset confédératif, l’avenir de toute une nation, la nôtre.
Il y aurait beaucoup à dire au sujet des programmes que les deux partis nous présentent.
Il serait également intéressant d’analyser la question fondamentale du pourquoi de cette élection: la nationalisation des compagnies d’électricité. De tout cela nous ne dirons rien. Nous essaierons plutôt dans la mesure du possible d’expliquer le vote de la femme.
Nous savons que la majorité de ceux qui, le 14 novembre, auront droit d’élire les représentants, ou si vous aimez mieux les députés, sont des membres du sexe féminin. Il serait donc intéressant de connaître un peu mieux leur vote.
Nous pouvons dire aujourd’hui que dans la grande majorité des démocraties sauf assez
curieusement en Suisse, berceau de Jean-Jacques Rousseau et de la démocratie moderne, les femmes ont droit de vote. Certes, dans certains pays plus particulièrement dans certains pays de l’Extrême-Orient encore de très vives controverses. On peut également dire que chez les peuples de l’Islam cette émancipation politique de la femme prend facilement une allure révolutionnaire. Pour ne pas trop élargir le sujet de cette communication, nous nous limiterons au vote de la femme occidentale. Concentrons-nous donc sur trois problèmes :
a) la participation de la femme lors du scrutin;
b) le caractère du vote féminin;
c) l’influence du vote féminin.
Pour ce faire, nous nous baserons sur une enquête effectuée par les Services de L’UNESCO dans quatre pays: France, Norvège, Yougoslavie et Allemagne de l’Ouest.
A- La participation de la femme lors du scrutin
Et pour ne pas alourdir inutilement l’exposé nous laisserons tomber toute statistique superflue.
La première question est donc de savoir si la femme participe au vote.
D’après les études faites dans les quatre pays ci-haut mentionnés, les abstentions
féminines sont plus nombreuses que les abstentions masculines.
Cette abstention est très variable selon que l’on considère les villes ou les campagnes.
Nous savons que la participation électorale globale est plus élevée dans les villes que dans les campagnes. Il ne nous appartient pas ici d’en exposer les raisons. Mais il est intéressant de noter que l’écart entre le vote féminin et le vote masculin est plus élevé dans les campagnes que dans les villes.
Par exemple, dans un village de moins de 2,000 habitants la proportion sera de 72,8% pour les hommes contre 51,1% pour les femmes, alors que dans une ville de 50,000 habitants ce sera 75,5% contre 64,7%.
Retenons que l’écart entre les sexes est d’autant plus faible que la population est plus grande.
Il y a donc une différence de comportement entre les sexes face au vote.
Après avoir vu cette première classification voyons maintenant si l’âge peut faire
varier la participation.
La tendance générale (hommes-femmes) veut que les jeunes générations et les vieilles
générations participent peu à l’élection. Les jeunes n’étant pas assez intégrés et les vieux se sentent au contraire délaissés. Par contre, il semble que la femme s’intéresse en général plus tôt que l’homme à son droit de vote et une chose assez curieuse, dans les campagnes.
Mais si les femmes atteignent plus tôt que les hommes leur maximum de participation, elles se retirent également plus tôt.
Maintenant, est-ce que la catégorie professionnelle peut influencer le vote? Il semble
que oui. La plus haute participation est celle des professions libérales, des fonctionnaires, puis des commerçantes.
Dans l’ensemble, la participation électorale la plus faible se retrouve parmi les retraitées, les cultivatrices, puis les ouvrières.
Et quelle est la participation selon le statut familial? Qui s’abstient le plus? Les femmes
mariées? Les veuves?
Le pourcentage d’abstention féminine le plus bas se rencontre dans deux catégories tout à fait opposées au premier abord: les femmes mariées sans profession et les fonctionnaires célibataires ou veuves.
B- Le caractère du vote féminin
Nous abordons maintenant le deuxième point, c’est-à-dire le caractère du vote féminin.
Vers quels partis se tournent les votes féminins? La répartition des suffrages entre hommes et femmes est-elle identique ou différente?
Dans l’ensemble on peut affirmer que 90% environ des couples ont un comportement électoral uniforme. Les différences de votes entre les sexes portent donc sur 10% des femmes mariées et sur les femmes célibataires, veuves ou divorcées.
Le niveau de vie ne semble pas avoir une grande influence en la , puisque les « milieux d’affaires », se trouvent à côté des ouvriers. Peut-être faut-il voir, dans le comportement de ces « milieux des affaires », l’influence des conceptions traditionnelles sur le rôle de la femme. En effet on considère souvent dans ces milieux la politique comme une « affaire d’hommes ». Chez les ouvriers c’est une solidarité de classe qui pourrait expliquer l’identité de vote dans le couple.
L’âge des époux paraît avoir une influence assez importante en la . Si l’on prend comme référence l’âge du mari, on constate en France qu’au dessus de 50 ans l’identité de vote dans le couple est de 97%, alors qu’en dessous de 50 ans elle est de 80%.
Mais est-ce la femme qui vote comme le mari ou le mari qui vote comme la femme?
Près du 1/3 des femmes déclarent que l’identité de vote des époux s’explique d’abord par
leur volonté propre de ne pas s’occuper de politique et de faire confiance à leur conjoint; aucun homme ne donne une référence semblable.
Le cinquième des femmes disent qu’elles veulent éviter des discussions.
Plus de la moitié des hommes acceptent, pour expliquer l’unité de vote du couple, la formule suivante. Si l’on s’entend dans le ménage, on doit s’accorder aussi sur les opinions politiques.
Pour ce qui est des divergences de vote, c’est-à-dire 10% des femmes mariées et des
célibataires, des divorcées ou des veuves, nous pouvons avancer une hypothèse d’un vote plus conservateur et d’une influence plus grande des considérations religieuses. Or, ce sont surtout les femmes au dessus de 50 ans qui paraissent voter plus conservateur (au vrai sens du mot) et plus chrétien que les hommes. Cependant leur abstentionnisme très développé à partir de 60 ans limite considérablement leur influence électorale.
À la question « Quand vous votez, pensez-vous davantage à la personnalité des candidats
qui figurent sur la liste ou au programme du parti auquel appartiennent les candidats ».
L’écart entre les deux sexes est assez grand.
Personnalité: Hommes: 32% Femmes: 39%
Programme: Hommes: 51% Femmes: 41%
Malgré tout, il est intéressant de constater que la proportion de femmes attachées au
programme reste supérieur à celle des femmes qui votent votent en fonction de l’homme.
C- L’influence du vote féminin
Certaines considérations générales peuvent se dégager de cette brève étude de la participation féminine: celle-ci ne change pas grand-chose à la situation antérieure au vote des femmes. Dans l’ensemble, les femmes votent à peu près comme les hommes. L’entrée du deuxième sexe dans l’arène électorale n’a pas bouleversé de façon profonde la répartition des forces.
De là à conclure que le vote des femmes n’a aucune influence politique, il n’y a qu’un pas:
on se gardera cependant de le franchir.
Deux faits essentiels doivent être soulignés :
Tout d’abord, l’entrée des femmes dans le combat électoral a exercé une influence profonde sur les préoccupations des partis et sur l’orientation de leur propagande. Il se sont efforcés de conquérir cette masse d’électeurs nouveaux qui pouvait leur donner la victoire.
En second lieu, on ne doit pas oublier que l’écart entre les partis politiques est souvent
très faible, de sorte qu’un léger déplacement de voix suffit à donner la majorité à l’un ou à l’autre. Sous cet angle, les différences de vote entre hommes et femmes, si légères soient-elles, peuvent avoir parfois une influence essentielle. Dans certaines circonstances, les femmes peuvent ainsi jouer un véritable rôle d’arbitrage et décider de la majorité gouvernementale.
En résumé, nous pouvons dire que sur le plan électoral, la participation des femmes à la vie politique est importante. Certes les femmes s’abstiennent généralement un peu plus que les hommes; certes, leur vote est généralement un peu plus conservateur et un peu plus soumis aux influences religieuses. Mais ces différences restent faibles; elles ne concernent qu’une fraction très petite du corps électoral féminin. Dans certaines circonstances exceptionnelles, ces différences marginales peuvent avoir une influence importante sur la majorité gouvernementale et leur orientation politique.
On peut dire que rien ne suggère l’existence d’un comportement fondamentalement
différent entre hommes et femmes surtout à l’intérieur du couple. Mais attention. La femme aligne son vote sur celui du mari, cela paraît établi, mais la décision de celui-ci n’est-elle pas inconsciemment influencée par la vie du couple et par la présence de la femme? Un célibataire se déciderait-il dans le même sens? Rien n’est moins sûr. Le problème de l’autorité réelle à l’intérieur du couple, dans le domaine politique comme dans les autres, est infiniment subtil.