Mes chers amis,
Ce n’est pas sans raison que j’ai accepté de me joindre à vous et de vous adresser la parole, en dépit d’une certaine fatigue que vous aurez sans doute déjà soupçonnée. Les relations entre ceux qui forment les cadres du parti et les parlementaires constituent pour moi le fondement d’un parti politique et de ses succès.
Il arrive parfois que certains députés ou ministres, pour des raisons souvent fort valables, négligent de rester en contact étroit avec les adhérents du parti et même avec ses dirigeants.
Il est vrai, surtout pour un ministre, que les relations de parti risquent d’être mises au second rang en raison du surcroît de travail imposé par l’administration d’un ministère ou par l’accaparement des fonctions exécutives. Il m’apparaît toutefois essentiel que les parlementaires, au prix d’efforts constants, restent en liaison continue avec les membres du parti,qui ont participé à leur élection.
Ce soir, je voudrais vous proposer mes réflexions personnelles sur le rôle d’un parti politique dont les élus détiennent le pouvoir.
Au cours des récentes années, l’Union nationale a déployé des efforts considérables pour solidifier son armature et pour multiplier le nombre de ses membres. Cette tâche, à laquelle nous nous sommes tous associés, a eu des effets remarquables, à la surprise de quelques sceptiques. Dans l’opposition depuis six ans, l’Union nationale a accédé au pouvoir. Bien sûr, nous avons délogé le gouvernement précédent avec un pourcentage de votes exprimés inférieur à 50%, mais cela donne plus de mérite à la structuration exceptionnelle du parti, à l’intérieur de chaque circonscription électorale.
Il ne faudrait toutefois pas nous laisser griser par notre victoire et abandonner cette tâche essentielle de ramification et d’enracinement dans l’ensemble de la population québécoise. Je suis
persuadé que le pouvoir se gagne non seulement par des réalisations
du gouvernement mais aussi par l’opportunité qui est donnée à chaque citoyen de s’identifier à un parti politique. Cette prétention suppose que les cadres du parti doivent être dynamiques, c’est-à-dire qu’ils doivent s’élargir sous le coup d’une adhésion renouvelée; elle suppose aussi que les militants du parti acceptent de jouer un rôle actif de recrutement afin d’augmenter en quantité et en qualité le nombre d’adhérents.
Je ne crois pas qu’il soit exagéré de qualifier cette tâche de défi. En tout cas, à mes yeux, il s’agit d’un sérieux défi qu’il faudra résolument surmonter si nous désirons conserver le pouvoir aussi longtemps qu’il le faudra pour réaliser nos objectifs politiques.
Évidemment, la tâche principale d’un parti politique est la prise du pouvoir. Quant aux autres tâches, telles le recrutement des membres, le financement, l’élaboration du programme, elles lui sont toutes subordonnées. Il faudrait cependant ajouter qu’il ne suffit pas de prendre le pouvoir: il est tout aussi important de le conserver. A cette fin, le parti devra faire de bonnes politiques au gouvernement et se donner une organisation assez puissante pour effectuer la lutte électorale. En vue de cette tâche primordiale qui consiste à remporter la victoire à la prochaine élection, les partis politiques n’adoptent pas tous la même organisation. Selon le type d’Organisation, les politistes identifient deux genres de partis politiques: les partis de cadres et les partis de masses.
Les partis de cadres ont une organisation simple: ils regroupent les travailleurs d’élection, les députés, les candidats et les aspirants candidats, autrement dit uniquement ceux qui « encadrent » les électeurs. Les partis américains ainsi que la plupart des partis canadiens et québécois sont de ce type. Jusqu’ à maintenant, on peut affirmer que l’Union nationale a été un parti de cadres, même s’il a quelques tendances à s’orienter dans le sens d’un parti de masses, de caractère plus démocratique.
Le parti de masses, pour sa part, se définit, contrairement au parti de cadres, « comme une école d’éducation politique, c’est-à-dire comme un milieu où le plus grand nombre possible d’adhérents reçoivent une formation selon la doctrine du parti, et pas seulement en vue du travail d’élection ». De plus, il est financé non pas par de gros donateurs, mais par l’ensemble de ses adhérents qui sont appelés à verser chacun une somme modeste.
La grande distinction entre parti de cadres et parti de masses réside donc dans le caractère doctrinal du parti de masses et dans son caractère éducatif. Tout en se donnant comme objectif la victoire aux élections, le parti de masses privilégie, en vue de cette tâche, l’éducation politique selon une doctrine particulière.
Il ne fait donc aucun doute que l’Union nationale a été et demeure essentiellement un parti de cadres. Bien sur, nous avons essayé, au cours des dernières années, de démocratiser ses structures afin d’augmenter le nombre d’adhérents. Mais ce n’est pas en multipliant le nombre des adhérents que l’on transforme un parti de cadres en un parti de masses. Nous avons aussi déployé des efforts gigantesques pour assainir le financement du parti; mais là encore, nous sommes très loin de l’auto-financement.
Toutefois, je pense que les partis de cadres existants tendront de plus en plus vers les caractéristiques des partis de masses. Il semble évident que le passage du bipartisme que nous avons généralement connu depuis 1867 au multipartisme récent forcera les partis politiques à se donner une identité encore plus précise, à se définir des idéologies politiques propres. En tout cas, l’électeur qui doit désormais choisir entre quatre ou cinq partis politiques recherchera les caractéristiques propres à chaque parti et obligera par le fait même les partis à mettre en relief leurs traits distinctifs.
L’Union nationale n’échappera pas à ce nouvel impératif. J’estime même qu’il devrait être à l’avant-garde dans le sens d’une définition nouvelle et très claire de sa philosophie de base, de ses idéologies, de ses objectifs et de son programme politique. L’histoire et la tradition ont identifié l’Union nationale au bleu et au fleurdelisé. Nous devrons faire en sorte que désormais l’Union nationale réponde à des idéologies particulières, s’inscrive dans la ligne d’objectifs précis et définisse un programme logiquement fondé sur une philosophie permanente.
Dans mon esprit, cette démarche nouvelle ne doit pas être uniquement celle des parlementaires, mais aussi celle du personnel de cadres et des adhérents. En somme, ce doit être la démarche de tous les membres du parti.
Quant à savoir si l’Union nationale se définira comme un parti de cadres ou comme un parti de masses, je partage l’avis du Club Jean Moulin qui, dans une de ses publications intitulée « L’État et le citoyen », estime que partis de cadres et partis de masses
deviennent notions et formulas dépassées par les réalités de notre temps. Au-delà de ces deux types (de partis), on peut concevoir le « parti d’animateurs ». En règle générale, il demanderait à ses membres de jouer un rôle dans des organisations non partisanes (syndicats, mouvements de jeunesse, associations de loisirs éducatifs, etc.), non pas pour les noyauter mais pour établir des communications et pour éviter l’étroite spécialisation qui finit par faire des militants une race à part. Le parti ne chercherait pas à enrôler une masse d’adhérents inertes, mais à former des cadres politiques capables d’exercer sur leur entourage une influence réelle ».
Cette théorie me semble correspondre aux exigences nouvelles de la réalité sociale et politique du Québec. L’émergence phénoménale des groupes de pressions et des opinions publiques en général appelle, à mon sens, une redéfinition des partis politiques.
En tout cas, j’estime que les structures des partis politiques doivent tenir compte désormais de la présence et du développement d’organisations non partisanes et de leur indéniable politisation. Autant que les gouvernements et les administrations publiques, les partis politiques doivent être en liaison avec les groupes qui exercent des pressions sur les hommes politiques et les administrateurs publiques, afin d’en tirer l’essence de la volonté démocratique.
Or si l’on accepte cette théorie, on attribue du même coup un rôle fort important aux membres du parti qui ne sont ni ministres, ni députés. Ils deviennent de véritables animateurs pour lesquels le pouvoir devient non pas une période de repos et d’inaction mais un temps d’animation intense auprès des citoyens et en particulier auprès des groupes.
La nature des choses veut que les membres du parti gouvernemental se reposent dans la tranquillité du pouvoir. Ils se dressent parfois pour défendre des intérêts personnels et s’agitent à la veille d’une élection partielle ou d’une élection générale. Il est bien normal que le vainqueur ne craigne pas de sitôt le vaincu.
Pourtant, l’objectivité nous oblige à constater que le pouvoir est bien éphémère et que la force peut glisser bien facilement à la faiblesse. Il n’est pas rare qu’assuré de la victoire un parti doive essuyer la défaite. Il n’est pas moins redoutable que certain de sa majorité un gouvernement se retrouve du côté de l’opposition.
C’est donc dire qu’un parti politique doit toujours être en garde. La victoire n’est pas une supériorité éternelle mais un avantage que l’on renouvelle, que l’on regagne à force de motivation, de volonté, d’énergie et de courage. Tous ceux qui en font partie doivent accepter au départ de militer sans répit.
Cette nécessité est d’autant plus impérieuse quand le parti détient le pouvoir. Car tend à se manifester alors une certaine domination des parlementaires sur le parti, domination qui peut se traduire à la fois par un contrôle très serré des initiatives des membres réguliers par les parlementaires et par une indifférence variable de ceux-ci à l’égard de ceux-là, sauf bien entendu à la veille des élections.
Le système de relations à réaliser entre les parlementaires et les membres réguliers du parti constitue pour moi une préoccupation dominante. Au départ, je ne peux accepter l’autorité abusive des uns et la soumission béate des autres, il m’apparaît essentiel de trouver une forme de collaboration entre les uns et les autres, de sorte que chacun, selon le poste qu’il occupe dans la structure du parti, joue son rôle d’animateur politique et contribue à la réalisation des objectifs du parti.
C’est bien un juste équilibre qu’il faut trouver, car il n’est pas plus souhaitable que les membres du parti contrôlent avec force les parlementaires, c’est-à-dire ceux qui ont été élus par la population et qui doivent répondre aux aspirations collectives. En effet, il serait bien malheureux que députés et ministres soient forcés de se soumettre aveuglément à des ordres partisans, négligeant du même coup la réalisation du bien commun.
Pour parvenir à cette collaboration équilibrée entre tous les membres du parti, les moments de réflexion, d’analyse et de discussion doivent être multipliés. Plus encore, il faut que chacun choisisse de devenir créateur, c’est-à-dire exerce son imagination pour proposer des objectifs et des solutions originales qui seront considérées en soi, indépendamment de la position hiérarchique de celui qui les propose. La vigilance des uns ne doit pas empêcher la vigilance des autres. L’influence légitime des parlementaires ne doit pas brimer les attitudes et les comportements des non-parlementaires. C’est à cette condition unique qu’il sera possible de donner au parti un dynamisme inépuisable.
Peut-être chacun de vous avez déjà songé à ce problème; certains ont probablement formulé des propos semblables aux miens. De toute manière, mon intention est de lancer un défi collectif, défi nouveau maintenant que nous avons la charge de gouverner. Et ce défi, je voudrais le synthétiser dans ces termes: « l’Union nationale: un parti dynamique, en lutte contre la suffisance, l’inaction et la sclérose ».