Mes chers amis,
Je m’en voudrais de ne pas vous exprimer au départ le plaisir que je ressens à me trouver parmi vous aujourd’hui. J’ai bien l’impression que cette journée du 23 octobre 1966 s’inscrira parmi les plus beaux souvenirs de ma carrière politique. Car j’ai réalisé avec vous un projet formulé depuis longtemps: celui de rapprocher la population du comté de Montcalm des affaires de l’État et, plus particulièrement, des réalités administratives du Québec.
Ce n’est pas sans raison que mes proches collaborateurs et moi-même avons organisé cette journée d’information sur l’administration gouvernementale. Nous avons voulu répondre à un besoin réel de la population: celui d’être renseignée sur les fonctions, l’organisation administrative et les politiques des ministères qui constituent l’administration de l’État québécois. A cette fin, nous avons invité des fonctionnaires de quatre ministères à venir répondre à vos questions et à vous renseigner sur des problèmes auxquels le député, jusqu’ à maintenant, était le seul à pouvoir vous donner réponse. Aujourd’hui, vous avez eu l’occasion de vous familiariser avec les ministères du Bien-Être et de la Famille, de l’Agriculture, de la Voirie et du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche. Cette première session d’information sera suivie dans l’avenir de d’autres du même genre, de sorte qu’en l’espace de douze mois, je l’espère, nous aurons pu couvrir l’ensemble du système administratif.
Cette tâche d’information populaire me semble une impérieuse nécessité de la société dans laquelle nous vivons. Parce que l’État exerce des rôles nouveaux ou plus étendus qu’autrefois dans divers secteurs d’activité comme l’éducation, le bien-être, la santé et l’économique, parce que la machine administrative devient plus lourde et plus complexe, il faut que les hommes publics inventent des mécanismes qui permettront d’informer la population sur la signification et sur la portée des politiques du gouvernement, il faut que les hommes publics créent les moyens pour rapprocher les citoyens de leurs administrateurs. Autrement, nous risquons de laisser se détruire la démocratie politique et de nous engager dans le sens d’une dictature politique et bureaucratique.
Or le député me semble l’homme-clé de cette tâche d’information. Car il est à la fois à la proximité de la population et des administrations. Et si bien qu’on a dit de lui qu’il est un « intermédiaire ». Par conséquent, cette situation privilégiée doit être exploitée pour les meilleurs effets qu’elle peut avoir.
En réalité cette proposition met en question le statut et le rôle du député de notre temps. Je voudrais donc profiter de l’occasion pour exprimer mes réflexions personnelles sur cette épineuse
question.
Soyons réalistes: le député de 1966 est bien différent de celui du XIXe siècle et même de celui des années 40.
Traditionnellement, le député était en général issu d’une famille bourgeoise et exerçait la fonction d’avocat. Aujourd’hui, son identité n’est plus tout à fait la même. Nos députés proviennent de milieux divers et, comme disait l’humoriste Carl Dubuc, l’Assemblée législative n’est plus une succursale du Barreau de la Province de Québec.
Son rôle a aussi considérablement changé. Autrefois, on définissait le député comme un législateur et un intermédiaire. Maintenant son rôle de législateur est fort mince comparé à ce qu’il était et il n’est plus le seul intermédiaire entre les citoyens et les détenteurs du pouvoir public. Aussi, le député de 1966 n’est plus toujours l’homme occupé et prestigieux qu’il a déjà été.
Je ne voudrais pas que l’on croit que le député est devenu un homme inutile. Son statut et son rôle ont changé et il doit maintenant se redéfinir en tant que représentant du peuple. A mon avis, le député n’est pas inutile, il est mal utilisé.
Certains prétendent que le député est tellement dépossédé des fonctions qu’il devait remplir à l’origine qu’il vaut mieux le faire disparaître pour le remplacer par des institutions nouvelles.
On peut prétendre et souhaiter ce que l’on voudra; pour ma part, je reste convaincu que le député, malgré tout, reste la meilleure garantie d’un régime démocratique.
Je comprends qu’il n’est plus le législateur du peuple comme il le fut. Aujourd’hui les projets de loi sont pensés par les ministres et par les technocrates, ils sont étudiés en consultation avec les groupes de pressions et les groupes d’intérêts concernés, ils sont élaborés par des conseillers juridiques, de sorte qu’ils sont présentés aux députés dans une forme quasi définitive qu’il est parfois gênant de vouloir modifier. Celui que l’on appelait autrefois législateur voit donc sa fonction législative considérablement diminuée, d’autant plus que dans un régime institutionnel de type britannique comme celui que nous connaissons, les projets de loi sont presque générale ment tous soumis au parlement par le gouvernement et le simple député n’a pas tellement d’initiative.
Je comprends aussi que le député ne peut plus prétendre être l’intermédiaire qu’il était. L’émergence et la multiplication des groupes, de ce qu’on appelle communément les corps intermédiaires, a largement amputé la fonction de médiation qu’il a été longtemps le seul à remplir. Les groupes de pressions canalisent maintenant les aspirations et les revendications des citoyens et expriment directement leurs opinions aux administrations et au gouvernement. Par conséquent, le député, représentant d’une circonscription électorale, ne devient plus que « le groupe de pression de ceux qui n’en ont pas » Mais si la fonction traditionnelle du député a été dévalorisée, le député lui-même n’est pas devenu pour autant superflu. A mon avis, il peut jouer un rôle capital dans le fonctionnement d’un système démocratique. C’est ce rôle qu’il faudra le plus rapidement définir et mettre à l’épreuve.
Pour ma part, j’estime que le député doit être un animateur public, c’est-à-dire un homme qui fait prendre conscience à la population des problèmes auxquels elle a à faire face, qui essaie de jeter le plus de lumière possible sur ces problèmes et qui invite la population à proposer des solutions de règlements. Pour cela, le député doit être un éveilleur de consciences, un informateur bien renseigné et un véritable leader.
Il y a dans cette proposition un défi incontestable: celui, pour le député, d’accepter une situation nouvelle et un rôle nouveau. Mais le défi étant relevé, comment le député ne pourrait-il pas se tenir à proximité de ceux qui l’ont élu? Comment ne pourrait-il pas connaître les intérêts, les désirs et les déceptions de ceux qu’il est supposé représenter? De plus, comment ne pourrait-on pas démocratiser la vie politique et donner un accès populaire, universel et inconditionnel aux informations pré-requises pour exercer le rôle de citoyen?
Comment ne pourrait-on pas présenter une juste image des valeurs politiques?
Le malheur de nos régimes politiques c’est d’entretenir les élites du pouvoir et de garder la population dans l’ignorance des affaires publiques, c’est d’invoquer la démocratie le jour des élections et de la bafouer par une espèce de conspiration du silence et de la distance à l’égard du peuple.
Eh bien si le député ne se donne pas pour mission de corriger cet état de fait par l’animation publique, alors il pourra songer lui aussi à sa disparition en se satisfaisant des quelques moments de gloire et du soupçon de prestige que lui accorde son titre.
Par ailleurs, s’il joue un rôle très actif dans son comté, le député-animateur n’en reste pas moins membre d’un parlement où il doit être présent une bonne partie de l’année. Or, on prétend que le simple député, celui qu’on appelle « back bencher », s’ennuie au parlement. En réalité, la fonction législative est accaparée par ceux qui exercent aussi la fonction exécutive et les députés n’ont plus telle ment de pouvoir de décision sur la loi. De plus le pouvoir de législation concède de plus en plus au pouvoir de réglementation et soustrait davantage les députés à leur rôle théorique de législateurs.
C’est vraiment sur ce terrain, je veux dire au parlement, que le député est le plus contesté. Cela n’a rien d’étonnant car on n’a pas encore songé à donner à notre parlementarisme une allure moderne. Au parlement, les députés auraient un rôle à jouer si seulement on leur donnait la possibilité d’entendre les fonctionnaires et les représentants des groupes de pressions ou d’intérêts au sujet des projets de loi qu’ils sont appelés à endosser ou à rejeter.
Au cours des dernières années, on a créé des mécanismes permettant aux groupes, qu’il s’agisse d’associations ou de syndicats, de faire connaître leurs vues sur l’ensemble des politiques du gouvernement: ce sont les organismes consultatifs, que l’on appelle Conseil supérieur de l’Éducation, Conseil supérieur de la Famille, Conseil consultatif de la Justice et autres. Ces conseils ont des avantages incontestables: ils permettent, entre autres, aux administrateurs et au gouvernement de penser et d’élaborer des politiques en conformité avec la volonté exprimée par les groupes.
Mais je me demande personnellement pourquoi cette consultation ne pourrait pas être faite, du moins en partie, devant des commissions parlementaires de députés. Cela permettrait en tout cas de réaliser une consultation complète et coordonnée entre les parlementaires d’une part, qui ne manqueraient pas de prendre en considération les vues de ceux qu’ils représentent, et d’autre part les administrateurs et les groupes de pressions. Du même coup, le député-législateur trouverait certainement une raison d’être au parlement. Ainsi, le député, animateur et législateur, aurait pour fonction de canaliser les opinions publiques sur les questions qui doivent faire l’objet de législations. Cette idée n’est pas nouvelle: l’honorable Daniel Johnson l’a proposée à plusieurs reprises au cours des récentes années, sans compter que beaucoup de parlementaires et d’universitaires y sont déjà vendus.
Voilà dans quelle perspective je situe la revalorisation du député. C’est ainsi que je concevais la fonction de député avant de la solliciter, c’est ainsi que je continue de la concevoir.
Ceci dit, je dois maintenant avouer que je ne suis pas encore un député complet, car je n’ai jamais siégé en chambre et, par conséquent, je ne connais pas encore les frustrations du parlementaire. Par ailleurs, devrais-je m’abstenir d’affirmer que je suis insatisfait de n’avoir pas été jusqu’ à maintenant l’animateur que je compte devenir auprès de la population du comté de Montcalm?
Évidemment, tous auront compris que le ministre absorbe passablement le député. Cela s’explique assez facilement: quand on vous appelle à administrer un ministère comme celui de l’Éducation et à participer aux grandes décisions gouvernementales, on vous force du même coup à être moins présent à la population de votre comté. Je suis et demeure le député de Montcalm, mais je dois consacrer la majeure partie de mon temps et de mes énergies aux problèmes de l’éducation à l’échelle du Québec.
Quand de mon bureau du parlement je m’arrête pour penser à vous, à vos préoccupations, à vos joies et à vos peines, je me dis que le comté d’un ministre doit être destiné à une vocation particulière. Chaque citoyen doit accepter que son député soit préoccupé non seulement par les problèmes de ses commettants mais aussi par les problèmes de tous les citoyens du Québec. Et le ministre, pour sa part, doit se résigner à ne pouvoir exercer comme il le désirerait sa double fonction.
Faudra-t-il songer à réformer nos institutions politiques afin de libérer les ministres de leur charge de député et de parlementaire? Quant à moi, j’hésite entre le système de la responsabilité ministérielle et les avantages assurés du présidentialisme où les membres de l’exécutif ne sont pas nécessairement choisis au sein du parlement. Autrement dit, je n’ai pas encore opté, dans mon esprit, pour le maintien du régime d’institutions de type britannique ou pour l’adoption du régime présidentiel sous la forme qu’on lui connaît en France ou aux États-Unis.
Peut-être suffirait-il d’apporter quelques modifications à nos institutions politiques actuelles pour libérer autant que possible les ministres de leur fonction de député? Dans cette perspective, peut-être pourrions-nous inventer un système en vertu duquel les députés qui seraient appelés à devenir ministres céderaient leur statut et leur rôle de député à un double, élu simultanément avec eux, sans qu’ils soient pour autant soustraits à leur responsabilité devant les chambres?
Par contre, peut-être serait-il nécessaire et préférable de rejeter nos institutions actuelles pour les remplacer par d’autres, complètement nouvelles pour nous? Peut-être le régime présidentiel répond-il mieux aux exigences sans cesse croissantes de l’État moderne. Je ne suis pas sans me douter des réticences nombreuses à la transformation de nos institutions politiques. Je ne suis pas sans considérer qu’il faudrait infiniment de courage et de détermination pour que nous acceptions collectivement de délaisser des institutions vieilles de cent ans. Mais là encore, il faut que nous nous mesurions à l’évolution et au progrès, car dans tous les domaines d’activité nous sommes irrémédiablement voués à effectuer les réformes que commandent les nouveaux impératifs de notre temps.