Mes chers amis,
Ce n’est pas sans une certaine communauté de pensée que je me joins à vous pour mettre un terme à la douzième session des cours de formation nationale.
Le thème que vous avez choisi d’explorer cette année est évidemment passionnant. Quel Canadien français, ou peut-être même quel Québécois, n’a jamais songé se lever un bon matin dans ce qu’on pourrait appeler la République du Québec? A ceux qui n’ont jamais compris pourquoi les Canadiens français se laissent parfois envahir par un tel rêve, je voudrais dire qu’il y a là l’expression d’une nation qui entend poursuivre sa vocation propre et conserver son identité.
La République effraie. Cela n’a rien d’étonnant dans un régime fédératif où tous les États constituants n’ont jamais connu de souveraineté totale, où chacun s’est contenté de son demi pouvoir.
A ceux qui craignent qu’un ministre québécois proclame la République, je tiens à donner toute mon assurance: je crois toujours à la liberté et au droit du peuple de choisir le type d’État ou le cadre juridique à l’intérieur duquel il désire vivre et s’épanouir selon ses caractéristiques propres. C’est au peuple qu’il appartient de définir comment il veut assumer la maîtrise de son destin. Personne ne le contestera: cette liberté et ce droit ont même été consignés dans la charte de l’Organisation des Nations-Unies qui reconnaît à chaque nation, petite ou grande, le droit inaliénable à l’autodétermination, c’est-à-dire à la maîtrise de son propre destin.
Si le peuple québécois n’a pas choisi pour ce faire d’instaurer la république, il ne faudrait quand même pas contester aux Canadiens français, dont la majorité est rassemblée dans le Québec, le droit imprescriptible de se donner les instruments nécessaires à leur épanouissement social, politique, économique et culturel, soit:
1) un État national;
2) un territoire national;
3) et une langue nationale.
S’il est vrai que l’État doit réaliser le bien commun, c’est-à-dire veiller sur l’ensemble de ses citoyens, sans discrimination aucune, il est tout aussi juste qu’il assure le bien commun de la communauté nationale que constitue la majorité. S’il ne doit pas gouverner au mépris des droits de tous les citoyens, il ne peut non plus abdiquer ses responsabilités envers la nation majoritaire par une politique de neutralité ou d’indifférence à son égard.
Par ailleurs, il est normal que la nation aspire à s’identifier à l’État qui gouverne. Cette identification impose des devoirs à la société politique qui ne saurait les ignorer sans déroger à sa fin propre qui est d’assurer le bien commun de tous ses membres.
Pour les nations, comme pour les individus, une règle élémentaire veut que l’on ne soit jamais bien servi que par soi-même. Il est donc légitime que la population québécoise, en grande majorité de culture et de langue française, désire confier à l’État du Québec la maîtrise de ses décisions en ce qui a trait à la croissance humaine de ses citoyens, à leur affirmation économique, à leur épanouissement culturel et au rayonnement de la communauté québécoise. Il est donc juste que le Québec soit maître de ses décisions dans les domaines de l’éducation, de la sécurité sociale et de la santé, qu’il puisse mettre sur pied les instruments économiques et financiers qu’il croit nécessaires à son développement, qu’il prenne des mesures pour assurer l’épanouissement des arts, des lettres et, surtout, de la langue française, qu’il entretienne des relations avec certains pays et organismes internationaux. En définitive, le Québec doit être le foyer de la nation canadienne-française et l’État national des Canadiens français. Le Québec doit toutefois s’acquitter de cet engagement en ne négligeant pas ses devoirs envers ses citoyens qui possèdent une autre langue et une autre culture. Car il ne conviendrait pas de brimer les droits des autres communautés nationales du Québec.
Par ailleurs, la nation canadienne-française qui s’identifie généralement au Québec a besoin, pour s’organiser et se développer, d’un territoire national qui soit son principal foyer et qu’elle puisse aménager en fonction de ses propres besoins.
Il ne s’agit pas de nier l’allégeance des Canadiens français du Québec au Canada. Il s’agit tout simplement de constater une réalité sociologique, quatre fois centenaire, et qui a pérennité sur la constitution canadienne. Qu’on le veuille ou non, il est un fait historique et démographique qu’on ne peut nier: les Canadiens français sont localisés en grande majorité au Québec, et ce pays québécois a été colonisé, développé et humanisé par leurs ancêtres. Même si notre propension naturelle à la découverte et à l’exploration a poussé une partie des nôtres à coloniser d’autres terres et à vivre sous d’autres cieux, il n’en reste pas moins que le Québec est la véritable patrie des Canadiens français. C’est là qu’ils y ont établi leurs maisons, leurs églises, leurs écoles, y ont bâti leurs villes et villages. C’est là qu’ils ont lutté pour obtenir un gouvernement qui soit leur, qu’ils contrôlent et qu’ils puissent utiliser à leur service. Us ont compris par empirisme, par l’expérience vécue dans la lutte pour la liberté, que « l’amour authentique de la patrie ne peut s’épanouir vraiment que dans la société politique dont le bien est supérieur à celui que la nature leur a légué ».
Il ne s’agit point ici d’une simple reconnaissance de la nature, des faits démographiques et de l’histoire, il ne s’agit pas non plus d’un simple hommage à rendre à nos parents et à leurs ancêtres, il s’agit plutôt d’un bien raisonnable, d’un bien réel, d’un bien collectif qui est toujours à réaliser.
Si respectueuse que soit la nation canadienne-française de la réalité canadienne, elle ne reconnaît pour seule patrie, pour seul territoire national, que le Québec. Ce territoire national, elle veut l’aménager en fonction de ses propres besoins afin qu’elle puisse y assurer le bien individuel et collectif de tous ses membres.
Elle veut en faire le foyer d’où rayonnera sa culture et sa langue auprès des Canadiens français des autres provinces. Je pense que personne ne peut honnêtement contester la légitimité de cet espoir.
Au cours des dernières années, cette volonté de rayonnement a franchi une autre étape. Non seulement s’est-elle manifestée avec vigueur dans les milieux patriotiques, mais elle a été endossée par l’État qui a institué le Département du Canada français d’outre-frontières. Toutefois, ce geste isolé n’est pas suffisant, il reste beaucoup à faire. Il faut une constante politique de présence, de soutien en équipement et d’assistance culturelle. En ce domaine, il ne faut pas que notre volonté fléchisse devant l’ampleur de la tâche.
Il faut de plus que le Québec s’ouvre sur le monde. En fait, le Québec commence à s’internationaliser et il entrevoit les multiples possibilités de coopération avec d’autres nations et, en particulier, avec les pays francophones. Par ses délégations générales en Europe et aux États-Unis, par ses ententes avec la France dans les domaines de la culture et de l’éducation, le Canada français rayonne déjà à l’extérieur du territoire national, mais il faudra accentuer davantage notre présence à l’étranger.
Certes, les prétentions du Québec à cet égard sont sujettes à bien des réticences, voire même à des objections. Mais le Québec ne peut céder devant ces formes d’incompréhension sans compromettre l’épanouissement culturel et le rayonnement de tout le Canada français.
Nos échanges avec la France doivent être décuplés car la France a besoin de nous et nous avons besoin de la France. Mon dernier voyage à Paris, de même que la récente visite de monsieur Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale, m’ont convaincu plus que jamais de l’aide considérable que la France peut nous apporter pour l’amélioration de notre langue, pour la diffusion de notre culture et aussi pour notre développement scientifique et technique.
Notre volonté de rayonnement doit aussi s’exprimer par une collaboration étroite avec le reste du monde francophone. Je suis assuré que la communauté des peuples de langue et de culture françaises peut découvrir des horizons nouveaux au bénéfice de tous.
Voilà l’esprit nouveau qui fera du Québec un territoire national et un véritable foyer de rayonnement pour le Canada français.
Mais le rayonnement culturel du Québec est aussi conditionné par la qualité et la vigueur de la culture et de la langue des Canadiens français.
Or, au Québec, on est trop facilement enclin à penser que les choses, les biens, les méthodes, les sciences et les techniques ne sont conçus et baptisés qu’en anglais. C’est la rançon de l’influence prépondérante du monde américain et du monde anglo-saxon à l’intérieur même du Québec. C’est la rançon également de notre faiblesse économique.
Dans la grande industrie, le Canadien français est serviteur. De porteur d’eau, il est peut-être devenu contremaître ou gérant, mais il n’influence d’aucune façon les centres de décisions qui sont toujours entre les mains de chefs d’entreprises étrangers à sa langue et à sa culture.
Un immense effort de redressement s’impose donc, tant au niveau de la langue que de l’économie. Le rapport Parent a d’ailleurs souligné la nécessité de soigner la qualité de l’enseignement du français et il relie ce problème au milieu socio-économique.
Ayant d’abord constaté que « d’énormes forces économiques, sociales, politiques et linguistiques font pression, depuis près de deux cents ans, sur le groupe canadien-français et sur sa langue » le Rapport souligne que « l’avenir culturel du Québec repose en partie sur la manière d’envisager le problème linguistique qui lui est particulier, avec toutes ses composantes historiques, nationales et économiques ».
Réaliste dans ces constatations, le Rapport ajoute que « l’école aura beau faire, le français sera sans cesse menacé d’effritement et de disparition au Québec si l’enseignement qu’on en donne ne s’appuie pas sur de solides et profondes motivations socio-économiques. Le ministère de l’Éducation n’est pas le seul en cause ici. Le gouvernement du Québec tout entier doit, tout en veillant à ne pas isoler le Québec en un ghetto, adopter des mesures très fermes pour protéger le français non seulement dans les écoles et universités, mais dans toute la vie publique ».
Comment pourrions-nous rester indifférents devant un témoignage aussi vital pour l’avenir de la Nation canadienne-française? Nous n’avons pas à rougir de la langue française, nous n’avons qu’ à corriger la faiblesse de notre français parlé pour pouvoir
utiliser cette langue à sa juste valeur.
Il faut soigner particulièrement la qualité de l’enseignement du français, depuis la maternelle jusqu’ à l’université, tant dans les institutions françaises que dans les institutions scolaires destinées aux Anglo-québécois. Il est strictement raisonnable que, dans un Québec qui s’affirme de plus en plus français, les groupes minoritaires puissent s’exprimer correctement dans la langue de la majorité. C’est sans aucun doute un des grands scandales de notre milieu de constater, chaque jour, qu’un Canadien français au Québec ne peut gagner sa vie décemment et avancer dans presque toutes les sphères de la vie industrielle et commerciale sans posséder une bonne connaissance de l’anglais, tandis que l’Anglo-québécois peut, sans connaître un seul mot de français, franchir tous les échelons de l’ordre économique et parvenir aux plus hauts postes dans la vie sociale. Le rapport Parent ne manque pas de faire cette constatation:
« Tous les Canadiens français instruits y savent les deux langues; les Canadiens anglais – constituant douze pour cent de la population de la province et une minorité plus longuement scolarisée que la majorité, et la population sans doute la plus fortement scolarisée de tout le Canada – ne se tirent parfois d’affaire que péniblement en français ou même ne le comprennent pas du tout ».
Cette situation qui oblige une masse imposante de travailleurs, de techniciens et professionnels à utiliser quotidiennement une langue étrangère dans ses relations de travail ou d’affaires démontre bien la gravité du péril qui menace la langue française.
On a su dire qu’une « langue qu’on ne parle qu’après cinq heures est déjà une langue morte ». Il suffit d’un peu de sens commun pour se rendre compte que c’est déjà un fait accompli pour une partie de la population québécoise. C’est particulièrement vrai dans le milieu montréalais où le nombre de nos compatriotes en voie de perdre leur langue maternelle atteint des proportions inquiétantes, c’est aussi vrai dans des régions éloignées comme celle de Pontiac, véritables régions « sinistrées » au point de vue linguistique.
Il faut, au Québec, donner le statut de langue nationale à la langue de la majorité et conférer au français tout le prestige d’une grande langue de civilisation.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue d’expression de l’État qui, d’abord, en respectera le génie et l’esprit dans ses textes législatifs, décrets et règlements, auxquels il donnera un caractère original qui ne soit plus un service de traduction du jargon administratif anglo-saxon. Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue courante de communication de l’État, de ses hommes publics, de ses grands commis et de toute la fonction publique.
Le français, langue nationale de l’enseignement de toutes les matières – avec usage d’excellents manuels français – dans les institutions scolaires que fréquentent les Canadiens français et les Néo-québécois. Langue enseignée selon des normes modernes et efficaces dans toutes les institutions scolaires et académiques des Anglo-québécois, afin que ceux-ci puissent communiquer et vivre normalement dans un milieu sociologique francophone.
Le français, langue nationale et d’usage courant aussi dans le milieu du travail, des affaires et de l’administration, afin que l’usine, l’atelier et le bureau respectent le caractère francophone de la population; afin que le Canadien français puisse normalement atteindre au plus haut sommet de l’échelon économique dans sa propre langue. Le français, langue nationale et obligatoire dans la négociation et la convention collectives.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue d’affichage sur tout le territoire national québécois; langue de la publicité et de la communication de masse; langue d’identification de la patrie québécoise, de la toponymie de ses villes et de ses accidents géographiques, langue qui nomme les entreprises industrielles et d’affaires, les sociétés commerciales et les institutions qui s’établissent, vivent et prospèrent sur le sol québécois.
Le français, langue nationale, c’est-à-dire langue légale puisqu’il faudra qu’un jour tous les contrats publics, collectifs et privés, les jugements des cours, les actes notariés et tous les documents légaux, les procès-verbaux des corps publics et des institutions soient rédigés en français et soient reconnus officiels devant la loi dans leur version française.
Tout cela ne constitue que quelques-uns des différents aspects d’une politique de la langue nationale au Québec afin de normaliser la situation linguistique. Pour que le français puisse vraiment s’affirmer comme langue nationale et jouir de tout le prestige
inhérent à ce statut, peut-être faudra-t-il poser le problème en termes législatifs. Peut-être faudra-t-il une loi-cadre définissant le statut de la langue française comme langue nationale au Québec.
Mais la Confédération, direz-vous, qu’en faites-vous en tout cela? « La Confédération, écrit M. Daniel Johnson dans son livre « Égalité ou indépendance » n’est pas une fin en soi ». Il a bien raison.
Ce qui importe ce n’est pas de sauver une constitution ou de la maintenir contre la volonté de la Nation, ce qu’il est urgent c’est de réaliser l’ordre juridique en harmonie avec les aspirations profondes de notre collectivité nationale qui veut s’épanouir librement et assumer ses propres responsabilités.
Comme prélude à un nouveau pacte entre deux nations égales et fraternelles, il faut convoquer une assemblée constituante mandatée par le peuple québécois a) pour revisser et compléter la constitution interne du Québec, en y incluant une formule d’amendement qui consacre la souveraineté du peuple québécois et son droit d’être consulté par voie de référendum sur toute matière qui met en cause la maîtrise de son destin; b) formuler les exigences du Québec dans la négociation d’un nouveau pacte canadien.
L’heure n’est plus à la discussion sur l’existence ou non de la nation canadienne-française. Pour nous, c’est un fait acquis. Inspirons-nous plutôt du pragmatisme des Anglo-saxons et cessons de discuter de la chose pour la réaliser. Ainsi, nous atteindrons nos objectifs. Agissons comme si elle était un fait reconnu et accepté de tous. Ce qui importe, en dernière analyse, ce sont les résultats qui s’exprimeront en termes de développement et d’amélioration de notre condition culturelle et linguistique, de progrès humain et de promotion économique. N’abandonnons pas l’idée! Cessons d’en parler pour nous en inspirer dans nos gestes quotidiens pour améliorer notre position dans tous les secteurs de la vie québécoise. Le Québec et vous le savez pour en avoir discuté – a besoin d’une profonde transformation pour se développer harmonieusement. Cette transformation de notre vie politique, culturelle, sociale et économique ne pourra se faire sans l’appui, le désir et la participation volontaire du peuple québécois. Rien ne peut résister à la volonté d’un peuple qui s’exprime, qui affirme en des gestes concrets sa détermination d’assumer lui-même toutes ses responsabilités et de se donner la société politique qui convient à ses aspirations légitimes.
Dans les années que nous traversons et qui marqueront profondément l’avenir des Canadiens français et celui du Québec, personne ne peut se tenir à l’écart de l’immense chantier ou se bâtit notre destin collectif. Les décisions qui se prendront – et qui déjà se prennent chaque jour – influenceront notre vie individuelle et le bien-vivre de tous.
Si tous ensemble nous affirmons notre volonté de vivre, si tous ensemble nous nous appliquons, chaque jour, à transposer cette volonté dans des gestes individuels, à nous améliorer personnellement et à atteindre à un plus haut niveau de compétence et de culture, si, chaque jour, nous le transposons dans des réalisations collectives, alors rien ne nous est impossible. D’ailleurs, c’est par l’intérieur que doit d’abord s’exprimer la République.